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La nation, qu'en faire ? Le problème des opinions en démocratie, par Jeanne-Marie Roux



Aujourd'hui, en pleine crise des retraites, au rythme où les sujets de l'actualité politique se remplacent les uns les autres, la question de "l'identité nationale" semble loin. Le débat sur la définition de l'identité française a en effet débuté il y a un an. Un an, pensez-vous. Cela étant, il est loin d'avoir complètement disparu des mémoires, et cela manifeste sans doute à quel point il touche au coeur des tourments de notre début de XXIème siècle. La polémique qui s'est développée autour du traitement de la question rom par le gouvernement a été l'une des occasions de sa reviviscence; dans un cas comme dans l'autre, le spectre menaçant était le même : la cristallisation, à charge ou à décharge, des identités de groupe, et ses fidèles amis, la discrimination et la confrontation des groupes ainsi catalogués. Or, la question de "l'identité nationale" garde, selon nous, toute son actualité. Non seulement parce qu'elle permet de saisir l'une des caractéristiques de la politique du gouvernement que nous subissons depuis 2007, mais surtout parce qu'elle touche à ce problème de fond qui sous-tend toute conception de la démocratie, et donc toute politique démocratique, celui de son domaine et de son échelle d'action.

Car quelle est l'échelle à laquelle la démocratie prétend aujourd'hui s'exercer ? Elle est nationale, bien sûr, mais aussi en principe européenne. Or, on le sait bien, en dépit du fait qu'il y a bel et bien des institutions démocratiques à l'échelle européenne, et qu'il existe un indéniable effort pour les renforcer, les Français n'ont que très peu la sensation que l'Europe est leur domaine d'action politique en tant que corps politique. Ils n'ont, en somme, que très peu l'impression qu'il existe un corps politique européen auquel ils appartiendraient. Leur relation à cette unité politique est distante et méfiante. Il n'y a pas de corps, s'il est ce que l'on vit comme étant, certes parfois dans une certaine étrangeté, réellement intime. A fortiori, il est évident qu'il n'y a actuellement aucun corps politique mondial, et ce quelque soient les efforts des organisations internationales pour coordonner des politiques au niveau mondial. Elles sont et demeurent, précisément, internationales. Les médias, l'économie, les mouvements sociaux, la culture, l'écologie, eux, oui, ont une réelle dimension mondiale. Mais de corps politique mondial, point. Et c'est sans doute là l'une des causes de la désaffection croissante des Français envers le politique et la démocratie : ils ne leur proposent plus de moyens d'actions à l'échelle des problèmes qu'ils rencontrent.

En effet, si l'on en croit Rousseau, qu'est ce que la démocratie ? C'est l'ensemble du peuple qui décide pour l'ensemble du peuple. Mais si par la démocratie on ne décide plus que pour un ensemble qui apparaît, à l'échelle de bon nombre de problèmes du siècle, et peut-être les plus essentiels, comme un pauvre microcosme, la démocratie n'apparaît plus que comme un leurre, hautement symbolique, extrêmement précieux, et irremplaçable, mais vain, et presque inutile. Cela est d'autant plus vrai quand, comme c'est le cas actuellement, le gouvernement instrumentalise cet état d'impuissance accrue de la démocratie, et renvoie la responsabilité de presque tous ses choix à des faits, à des dynamiques qui le dépasseraient, et ce même lorsqu'il dispose encore d'une marge de manoeuvre : la libéralisation des services publics, c'est la faute de l'Europe, le démantelement de notre système social -et ces cinq petits mots sont bien petits pour dire toute la souffrance et la régression que cela représente-, c'est la faute de la mondialisation. Et pour parfaire le tableau, le reste des choix politiques gouvernementaux est justifié par des faits bruts et des chiffres : l'augmentation de l'espérance de vie est par exemple considérée comme responsable du déficit du régime des retraites mais aussi du déficit de la sécurité sociale... Et d'ailleurs, les Allemands ont bien accepté d'augmenter l'âge du départ en retraite, eux ! Nous sommes tous finalement mis en situation de minorité politique sans influence sur le cours de leur vie, condamnés à faire comme tout le monde, c'est-à-dire à subir comme tout le monde. On se demande, en fait, par quel miracle des gens vont encore voter puisque, de toute façon, leur explique-t-on, nous n'avons aucun choix, aucun pouvoir. Ce que fait le gouvernement, en niant l'effectivité de la décision politique, c'est tout simplement un crime envers la démocratie.

Mais revenons-en à la nation. Car, de fait, nombre de phénomènes qui conditionnent notre vie quotidienne à tous s'expliquent et se déploient à l'échelle mondiale. Que nous faudrait-il donc ? Une démocratie mondiale ? L'idée n'est évidemment pas neuve, pas plus du reste que l'idée que la mondialisation pose un problème démocratique. Ou faudrait-il que se développe une démocratie au niveau mondial, non à la place, mais en sus de la démocratie étatique ? Dans un cas comme dans l'autre, le même obstacle s'y oppose : l'absence, précisément, de corps politique réel à un niveau supranational. C'est parce qu'il n'y a pas de corps politique réel au niveau européen ou, mieux, mondial que la démocratie est affaiblie, mais c'est aussi pour cette raison qu'il n'est pas aisé d'imaginer une solution à cet affaiblissement. La raison en est qu'en démocratie, au moins telle que l'a pensé son premier grand penseur moderne, Rousseau, l'existence du corps politique est tout autant la fin que la condition de la démocratie ! Si bien qu'il est finalement mal aisé de différencier chez lui ce qui relève des conditions de la démocratie ou des buts de l'action du souverain qui la dirige. Ainsi Rousseau pense-t-il que le souverain doit renforcer les sentiments de sociabilité entre les citoyens par l'instauration d'une religion civile, mais que le corps politique préexiste toujours dans une certaine mesure, avec ses opinions et ses moeurs, à la démocratie. De ce fait, Rousseau précise-t-il qu'un Etat ne peut être trop étendu, sous peine de ne pouvoir assurer un degré suffisant de cohésion entre ses membres. Les opinions des citoyens peuvent donc être partiellement influencées, mais elles ne sont pas infiniment malléables, et elles ne le sont tout particulièrement pas lorsqu'elles concernent l'étendue du corps politique. Alors que faire ? Changer les mentalités ? A celui qui croit au caractère inévitable du cosmopolitisme, et qui l'appelle de ses voeux, apparaît toute la difficulté d'un régime qui, et cela fait sans doute toute sa paradoxale beauté, respecte et se heurte aux opinions de ceux qu'il régente.

On pourrait mettre en évidence la même difficulté au sujet du très délicat problème de l'héritage, problème qu'il serait d'ailleurs, selon nous, bien venu de mettre sur la table en ces temps d'intense remise en cause de notre modèle social (la vraie inégalité ne se joue-t-elle pas, comme au temps de Figaro, dès la naissance ?) Car, en effet, quelle légitimité démocratique soutient la pratique, massive, de l'héritage ? Elle ne la tire certainement pas des valeurs égalitaires de la République, pas plus sans doute que de ses principes libéraux, par rapport auxquels elle peut être considérée comme une sorte d'hérésie, de rente injustifiée. Car en un sens la libéralisation des services publics n'est rien d'autre que le démantelement forcé des avantages acquis, hérités (par EDF, France Télécom, la SNCF...). Quant à la fraternité, elle lui est littéralement opposée : en République, nous sommes tous frères, et mon frère n'est donc plus celui avec qui je vais avoir le privilège d'hériter, mais n'importe quel concitoyen. Non, ce qui justifie démocratiquement l'héritage, c'est que le peuple le veut. Ou du moins que, dans le pacte social établi par notre démocratie, l'héritage est une chose admise, sous condition bien sûr que soient payés des impôts au moment de son versement. Là encore, apparaît une vérité, évidente en un sens, mais très forte : la démocratie fait avec les opinions de ses citoyens, telle est sa matière, telle est sa limite.

Pourtant, Robert Badinter, en faisant voter l'abolition de la peine de mort au temps où la population la soutenait encore, n'a-t-il pas su porter une loi qui contredisait ce principe ? Nous voudrions ici soutenir une thèse aux inspirations kantiennes qui nous semble tout à fait d'actualité : Badinter n'ayant pas suscité de réactions entrainant le refus de cette loi, ou son retrait, sans doute peut-on considérer qu'il a su, en un sens, soutenir la démocratie au moment même où il prenait des libertés par rapport à elle. En défendant une politique conforme aux droits de l'homme, une loi progressiste, nous pensons qu'il a fait appel chez ses concitoyens à leur part rationnelle, à leur humanité. Et nous pourrions alors interprêter le fait qu'aujourd'hui, mais depuis peu, la majorité des français ne souhaite plus le rétablissement de la peine de mort comme une reconnaissance de la valeur, de la positivité de ce pari. Comme si Badinter avait été l'instigateur d'une loi qui ne prend pas les citoyens pour des bêtes, des ignorants, des enfants, mais qu'il les encourageait à mûrir comme hommes, à passer, pour reprendre encore une fois les termes kantiens, en état de majorité. Cette leçon, certains aujourd'hui feraient sans doute bien de l'entendre. Car si l'on peut reconnaître, malgré le fait que les opinions sont la matière de la démocratie, l'éventuel bien fondé de politiques qui se libèrent de leur contrôle, n'est pas authentiquement pédagogue qui veut. En démocratie, il y a une manière d'être pédagogue qui considère que l'élève est un homme mature en puissance, et il y a l'autre, celle qui le traite comme un éternel enfant, un imbécile invétéré. La différence se manifeste dans la forme de l'enseignement même, dans sa manière mais aussi, pensons nous, dans son contenu : affirmer que l'élévation de l'âge de la retraite est l'unique solution au règlement du déficit de retraites, ce n'est pas parier sur l'intelligence humaine comme lorsqu'on exhorte un peuple à ne plus infliger la peine de mort à ses criminels. Bien sûr, la nature plus ou moins progressive de l'une ou l'autre de ses politiques est affaire d'appréciation subjective, il n'y a là nulle règle qui nous permettrait de déterminer mécaniquement quelle politique est bonne, et quelle politique ne l'est pas. Mais cela n'empêche pas qu'il y ait une justice, et une justesse, plus grande de certaines politiques minoritaires par rapport à d'autres. Une telle assertion suppose, bien sûr, la définition d'un sens du progrès humain et l'idée que l'homme est susceptible de mûrir, et de progresser. Tel est sans doute l'espoir qui fait aujourd'hui le plus défaut à notre démocratie, et ce même, et peut-être surtout, au sommet de notre Etat.


Jeanne-Marie Roux

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