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La virginité, "qualité essentielle de la personne" ? par Julien Jeanneney



Le 1er avril 2008, le Tribunal de grande instance de Lille a rendu un jugement d'annulation d'un mariage sur le fondement de l'article 180 du Code civil. Les faits sont les suivants: un homme épouse une femme qui lui affirme qu'elle est vierge; tous deux sont de confession musulmane. Le soir des noces, l'homme croit s'apercevoir que sa femme a perdu sa virginité. L'homme porte devant les tribunaux une action en annulation de ce mariage. Le juge prononce alors la nullité sur le fondement de l'article 180 du Code civil qui dispose qu'un époux peut la demander "s'il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne''. En rendant une telle décision, le juge affirme que le consentement donné par les époux était vicié depuis l'origine, et que le mariage est réputé n'avoir jamais été formé.

Nombreuses sont les voix qui se sont élevées –celle d'Elisabeth Badinter entre beaucoup d'autres– pour décrier, à juste titre, la portée rétrograde d'une telle décision par laquelle la République donne raison au mari et à son exigence de virginité. Concentrons-nous ici sur trois difficultés soulevées par le juge lillois en matière de politique juridique.

La virginité, critère relatif ou absolu ?

Le jugement en question transforme la virginité, représentation sociale relative, en concept juridique absolu.

La virginité est une construction culturelle et sociale historiquement datée. Mythe ancien qui s’est mué au milieu du XIXe siècle en objet de culte dans l’Eglise catholique, alors que naissait la piété mariale, elle a toujours relevé de l’ordre du fantasme, du désir et de la déraison. L'
Histoire du corps de Corbin, Courtine et Vigarello l'explique parfaitement, et convainc ceux qui en douteraient qu’elle n’a aucun caractère absolu (vol. 2, "De la Révolution à la Grande guerre", p. 60, Le Seuil, janvier 2005).

Pour l'ériger en critère juridique pertinent, il faudrait d'abord être certain qu'il s’agisse d'une caractéristique objective. Or tous les médecins affirment que l'hymen peut se briser de multiples manières, par exemple en cas de pratique de l’équitation ou de la danse. Dès lors se pose un problème de méthode : s’il faut désormais en faire un critère objectif sur lequel fonder un nouveau vice du consentement, doit-on partir d’une observation clinique (qui aurait pour effet d'accroître encore le nombre de "réfection d'hymen" dans les hôpitaux, opération hypocrite s’il en est et à vrai dire absurde), ou s’agit-il de rechercher les signes d'une relation charnelle passée ? Selon que l'on considère la "virginité clinique" (la présence d'un hymen) ou la "virginité sexuelle" (le fait de n'avoir pas connu d'autre homme), ce critère n’aura pas le même sens.

La virginité est donc une idée bien trop incertaine pour faire l’objet d’un critère juridique sérieux.

Jusqu’où tolérer l’intrusion des conceptions privées dans un ordre juridique ?

Regardons précisément le problème de droit soulevé par cette décision. Le juge lillois fait ici évoluer le droit en affirmant que la virginité est une "qualité essentielle de la personne'', sur laquelle il y a eu erreur dans le cas d’espèce. La notion de "qualité essentielle" est suffisamment extensive pour que l'on puisse y insérer beaucoup de choses. Décider de ce que l'on veut subsumer ou non sous un tel terme relève donc d'une politique juridique, qui n'est que le reflet de réflexions politiques et philosophiques.

Analysons, par analogie, les situations qui ont justifié jusqu’à présent une annulation de mariage sur le même fondement. Les juges ont reconnu que l'erreur sur une qualité essentielle de la personne peut concerner soit la vie actuelle de l'époux, soit les conséquences présentes de sa vie passée.

Ils ont ainsi considéré que le mariage peut être annulé lorsque l'époux ignore l'existence d'une liaison que le conjoint n'a pas l'intention de rompre
(TGI Le Mans, 7 décembre 1981, TGI Rennes, 11 décembre 2000), lorsqu'il ne sait pas que sa femme a été prostituée (TGI Paris 13 février 2001), ne connaît pas son incapacité à avoir des relations sexuelles normales (Paris, 26 mars 1982) ou à procréer (TGI Avranches, 10 juillet 1973), ses problèmes mentaux (TGI Rennes, 9 novembre 1976) ou encore sa séropositivité (TGI Dinan, 4 avril 2006).

Les juges ont également accepté de prendre en considération les conséquences présentes de sa vie passée, lorsque le conjoint s'est trompé sur la nationalité de son époux
(T. civ. Seine, 4 février 1918), ou lorsqu'il est dans l’ignorance d’une condamnation de droit commun (TGI Paris 8 février 1971) ou d’une situation de curatelle (TGI Vesoul, 28 novembre 1989).

Par analogie, la non-virginité ne correspond proprement ni à une situation présente, ni à la conséquence présente d’une situation ancienne, puisque, comme nous l’avons vu, le critère échappe à toute objectivation.

Appréciation concrète et principes fondamentaux

Certains justifieront cette décision par des éléments appréciés in concreto : la conception que le mari se faisait de sa religion rendait impératif que sa femme n’ait jamais connu d’autre homme. Elle lui a donc menti, sinon positivement, du moins par omission.

Mais quel peut bien être le statut de ce mensonge dont la jeune femme s’est rendue coupable en ne précisant pas à son futur mari qu’elle n’avait plus d’hymen ? D’un point de vue juridique, cela relève davantage du dole que de l'erreur. Or le dol ne suffit pas à annuler un mariage, en vertu de l’adage du fameux Loisel "en mariage trompe qui peut''. Comment punir, dès lors, un mensonge fondé sur une réalité fluctuante et subjective, qui n'a rien d'essentiel et n'emporte aucune conséquence sérieuse ?

Plus largement la question se pose de savoir quelle part de vérité est exigible en matière d'union matrimoniale. Autrement dit, quel mensonge justifie-t-il que l'on invoque un vice du consentement?

Même si l’on croit que le rôle du droit est moins de faire avancer les mœurs que de pérenniser des structures sociales stables, l’appréciation in concreto vient toujours buter contre certains principes fondamentaux. Poussons le raisonnement du juge lillois un peu plus loin. Jusqu’où peut-on réduire le mariage à un simple "contrat", fondé sur le seul consentement des parties ? Le droit ne doit-il pas fixer des limites à la violation de ses principes fondamentaux ? Si l’on accepte de tels critères religieux, peut-être pourrons-nous demain annuler un mariage sur des considérations tout aussi subjectives, d’ordre politique ou philosophique ? Raisonnons par l'absurde. Je suis très conservateur et j’apprends que ma femme a été trotskiste dans sa jeunesse, nos valeurs divergent profondément et cela va à l’encontre de mes opinions politiques ? Je demande l’annulation du mariage ! Je suis un kantien invétéré, et je découvre avec stupeur que ma femme a écrit un mémoire de master sur Spinoza et qu'elle adhère à son système ? Je demande l’annulation du mariage, elle m’a trompé sur ses orientations philosophiques !

Il n’existe pas de raison légitime pour lesquelles la République devrait privilégier des convictions religieuses aux dépens des convictions politiques ou philosophiques. Gardons-nous donc d’accorder plus longtemps à la virginité un tel statut ! Ce n’est pas seulement une atteinte au bon sens et à la liberté individuelle, mais aussi –nous espérons l'avoir montré– une incongruité juridique.


Julien Jeanneney

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