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Présidentielle américaine: ce que nous apprennent les débats, par Julien Jeanneney



A trois semaines de l'élection présidentielle américaine, les spectateurs américains ont pu apprécier quatre débats entre les candidats à l'élection présidentielle : trois entre Barack Obama et John McCain (derrière une tribune d'abord, les candidats s'adressant au journaliste et aux caméras; puis au milieu d'une arène de citoyens; attablés, enfin, l'un en face de l'autre, à la manière des débats que nous connaissons en France), et un entre les candidats à la vice-présidence, Joe Biden et Sarah Palin. Les confrontations audiovisuelles jouissent aux Etats-Unis d'une aura comparable à celle des rendez-vous d'entre-deux-tours pendant les campagnes présidentielles françaises. Les prestations, diffusées simultanément sur de nombreuses chaînes, ont un double impact sur le public américain, à la fois direct –ce candidat m'a-t-il convaincu?– et indirect –comment s'est-il tiré de cet exercice difficile? Analysés avec un regard français, ces débats présentent plusieurs intérêts: ils nous permettent sans doute de mieux comprendre la manière dont fonctionne le système politique américain; mais la singularité de cette élection, que beaucoup qualifient déjà d'historique, rend l'analyse du comportement des candidats encore plus stimulante, et pousse à s'interroger sur ce que les personnages politiques français pourraient en tirer. Par-delà un habitus politique universel –une manière de s'exprimer afin de toucher certaines franges particulières de l'électorat, un usage plus ou moins modéré de la démagogie– les particularités de ces exercices politiques sont riches en enseignements.


1- Contrecarrer une image négative. Chaque candidat a une image dont il aimerait se départir. Depuis le début de sa campagne, Barack Obama, qui sait que sa couleur de peau risque de jouer en sa défaveur, cherche à se départir de l'image de l'"angry black man", comportement qui lui aliénerait de façon funeste une partie non-négligeable de l'électorat. Il est aujourd'hui critiqué pour son élitisme –une posture qu'il est davantage enclin à assumer. Il apparaît donc systématiquement calme et détaché. Aux nombreuses attaques de John McCain pendant ces débats, Obama oppose invariablement un large sourire charmeur, emprunt d'une ironie bon enfant. Les stratégies définies par les équipes de campagne sont appliquées à la lettre par les candidats et chaque réaction semble millimétrée. Le principal danger qui guette Joe Biden, le candidat démocrate à la vice-présidence, était de réagir avec condescendance aux propos d'une candidate qui avait déjà fait preuve de sa méconnaissance patente de dossiers importants. Il contourne intelligemment cet écueil, quitte à en rajouter un peu trop sur sa proximité avec le sénateur McCain. Plus généralement, les deux candidats démocrates gagent qu'il est productif de dire à quelles propositions républicaines ils adhèrent –c'est là un comportement qui diffère de nos habitudes politiques!

Du côté républicain, McCain sait qu'il doit faire face à de nombreuses critiques sur son âge, et sur la politique menée par l'administration Bush. Pendant chacun de ces débats, il adopte donc la posture détachée de celui qui jouit d'une large expérience, souvent souriant, et scandant les deux premiers débats par de réguliers "
my friends" en direction des téléspectateurs. A la manière de Nicolas Sarkozy qui s'était présenté comme un opposant de la politique de Jacques Chirac, dont il était pourtant toujours le ministre, le candidat républicain met régulièrement en avant ce qui le distingue du président Bush. Pendant les deux premiers débats, son invocation constante de la figure du "maverick", éleveur texan du XIXe siècle à l'esprit indépendant, incarne sa volonté d'apparaître détaché de tout courant politique, et de mettre en valeur l'élitisme d'Obama a contrario. McCain joue sur la corde du type sympathique avec qui on irait bien boire une bière, dans une veine finalement assez chiraquienne. Sarah Palin, enfin, a appris par coeur un certain nombre d'arguments qu'elle expose non sans clarté, mais sans répondre le plus souvent aux questions posées, de sorte qu'elle apparaît sans doute moins incompétente que lors des nombreuses interviews qu'elle avait données auparavant.

2- Absence d'erreur grossière. On est frappé par la maîtrise absolue de l'exercice dont peuvent se venter chacun des candidats. Ici, rien n'est laissé au hasard, et force est de constater que les deux candidats à l'élection présidentielle française de 2007 paraissent moins professionnels. Les candidats américains ont une connaissance intime des dossiers, et ils adaptent avec aisance leur propos à cet exercice particulier. Ils restent le plus souvent à la surface des questions, peut-être davantage que lors des débats français. Leur comportement relève d'une forme poussée de marketing politique, sans doute efficace bien qu'au détriment d'un débat de fond: il s'agit de répéter des messages compréhensibles davantage que de développer longuement les réformes qu'ils se proposent de conduire; de sorte qu'en moyenne, leurs interventions tombent structurellement davantage dans la démagogie que celles des candidats français.

Les effets de manche comptent plus que le fond des arguments. McCain joue sur l'inculture d'une partie de l'électorat américain en affirmant, par exemple, qu'il n'y a aucune raison de parler avec les Espagnols avant d'être certain qu'ils soutiennent les Etats-Unis; pendant le même débat, le candidat républicain affirme ainsi qu'il a rencontré Poutine et qu'il a vu trois lettres dans ses yeux: K., G. et B.! Il est difficile d'évaluer dans quelle mesure de telles diatribes sont efficaces, mais McCain joue ouvertement avec la peur des Américains, technique qui avait fonctionné lors de la précédente élection.

Cela ne veut pas dire, pourtant, que les oppositions idéologiques ne sont pas tangibles durant ces débats; à vrai dire, elle le sont davantage que pendant les précédentes campagnes présidentielles: McCain répète à l'envi qu'il veut baisser les impôts, réduire le spectre de l'Etat fédéral présenté comme l'ennemi des Américains, cependant qu'Obama, qui ne peut pas défendre officiellement une augmentation des impôts, use de nombreux procédés rhétoriques pour prôner un changement de cap de la politique américaine. Lors du dernier débat, il oppose ainsi les réductions de dépenses grossières proposées par McCain (la hache) à celles qu'il propose d'effectuer à l'échelle fin (le scalpel).
 
 
3- Regards et postures. Les jeux de regard revêtent une importance singulière: pendant le premier débat, Obama regarde McCain qui ne le regarde pas. Le premier cherche vraisemblablement à lutter contre l'image de l'"angry black man", cependant que le second se veut un "tough guy". Pendant le deuxième débat, l'organisation est différente: les deux candidats répondent aux questions posées par des électeurs dans le public, en se déplaçant. Le mouvement adoucit ce jeu de regards, et même si McCain ne croise pas souvent le regard d'Obama, c'est moins moins choquant que lors du premier débat. Pendant le troisième débat, McCain ne peut pas ne pas regarder Obama, ce qui le met mal à l'aise. Obama veut montrer qu'il ne fera pas de concessions.

Les postures adoptées par les candidats sont très expressives. Obama, grand et fin, cultive à la fois une sympathique élégance et une réserve qui participe de son charisme. Ses gestes sont doux et fermes. Il a sans conteste les épaules de la fonction. McCain, plus petit et plus trapu, cultive un côté plus terrien. La différence de tenue entre les deux candidats est particulièrement frappante lors de leur deuxième rencontre, alors qu'ils se promènent l'un à côté de l'autre, face au public. Chaque détail compte.

4- Organisation dans l'espace. L'organisation dans l'espace de ces débat est riche d'enseignements. Objet de négociations entre les équipes de campagne, la disposition des candidats lors de ces quatre débats était minutieusement préparée. La possibilité offerte aux candidats à la présidence de confronter trois fois leurs opinions étend le champ des possibles.

Le premier et le dernier débat ressemblent peu ou prou à la formule française: lors du premier débat, les deux candidats sont debout, devant une tribune installée de trois quarts en direction du public et du journaliste, mais il peuvent se regarder –ce qu'Obama ne cesse de faire. Lors du dernier débat, les candidats sont assis à la même table, également de trois quart, mais beaucoup plus proches l'un de l'autre. Ils se regardent beaucoup moins que lors des débats français. Ils regardent davantage la caméra. Le deuxième débat entre les candidats à la présidence ressemble étrangement à la formule choisie par TF1 avant le premier tour de l'élection présidentielle, lors de l'émission "J'ai une question à vous poser": un panel d'électeurs indécis posent des questions aux candidats. Ici, les candidats répondent tour à tour aux mêmes questions, et se trouvent au milieu d'une sorte de théâtre. La proximité avec les intervieweurs d'un soir est intéressante; les candidats, obligés de se croiser et de marcher l'un à côté de l'autre, y exhibent des facettes nouvelles de leur personnalité.

5- Procédés de conviction. Selon la distinction classique effectuée par Pascal, les procédés de conviction s'adressent à l'esprit, alors que les procédés de persuasion s'adressent au coeur. Pendant ces quatre débats, les candidats ont habilement su jouer sur les deux. Les téléspectateurs qui regardent les débats sur CNN peuvent contempler une sorte d'électro-encéphalogramme qui reflète, en direct, ce qu'un panel d'électeurs pensent des propos du candidat qui s'exprime, distingués pendant le premier débat entre sympathisants démocrates et sympathisants républicains, puis entre hommes et femmes. Le procédé est étonnant: à la fois descriptif et normatif, il informe sur la manière dont réagissent certains Américains tout en influant, très certainement, sur ce que penseront beaucoup de téléspectateurs. Il est frappant de voir que dès qu'un candidat attaque l'autre candidat, sa courbe baisse instantanément. C'est ce que s'est rappelé McCain, mais trop tard, lors du dernier débat: après plusieurs minutes d'attaques d'Obama sur ses liens avec l'ancien militant d'extrême-gauche Bill Ayers, qualifié de terroriste, McCain prend soudain conscience qu'il faut changer de ton, et il arrête maladroitement son réquisitoire au milieu d'une phrase. Que retenir de ces sondages en direct? Les femmes apprécient en gros davantage le propos d'Obama, et très nettement les propos de Biden, et les hommes apprécient en gros les propos de McCain, et très nettement ceux de Palin. Les deux premiers débats portent majoritairement sur les prises de position antérieures des deux candidats. Dans un système où les parlementaires sont libres de voter en fonction de leur avis propre, et non pas en respectant les prescriptions d'un groupe parlementaire, ces combats sont assez originaux, chaque candidat rappelant à l'autre les positions qu'il a prises sur une question précise. La répétition systématique par McCain de l'idée de "record", ou prise de position officielle en est une illustration frappante: "look at my record", "I have a clear record on this topic".

6- Procédés de persuasion. Les messages quasi-subliminaux ont ici une importance singulière: pendant ses trois débats, Obama cherche à être le plus didactique possible (une des phrases qu'il a le plus utilisées est sans doute "let me say it again..."). Lorsque McCain répète à de nombreuses reprises, pendant les deux premiers débats, "je crois que le Sénateur Obama ne comprends pas bien le problème...", il cherche à diffuser l'idée de son incompétence. Beaucoup plus qu'en France, les candidats à l'élection présidentielle sacrifient la nuance au profit de la transmission efficace de slogans. Lors du dernier débat, alors qu'il est interrogé sur la campagne nauséabonde menée par certains républicains, McCain ne s'en affranchit pas clairement, et il repose très vite la question des liens du sénateur de l'Illinois avec Bill Ayers; il s'agit d'entretenir un doute malsain, mais efficace de son point de vue, sur les liens d'Obama avec le terrorisme.

Les deux candidats s'expriment dans un anglais très simple, au vocabulaire peu fourni, préférant toujours le matraquage de quelques arguments simples à l'exposé détaillé de mesures. De manière souvent risible, dans la mesure où elle ne répond absolument pas aux questions qui lui sont posées, Palin répète ainsi la nécessité de lutter contre la corruption de Wall Street, de préférer "
main street" à "Wall street", et de laisser le gouvernement de côté ("government, get out of my way!"). Le propos est simple et efficace; il est sans doute plus simpliste que ce à quoi nous habituent les débats français.

La fierté à l'égard des Etats-Unis, l'idée de patriotisme, beaucoup plus importantes ici qu'en France, joue également un rôle important pendant tous ces débats. Obama, moins caricatural que McCain, ne peut cependant pas prendre le risque de ne pas apparaître comme un parfait "patriote". La manière dont les deux candidats parlent du reste du monde –le terme générique "
abroad" permet de mêler tous les Etats dans un ensemble flou– est assez frappante pour un Européen: la fierté d'être Américain va de pair avec une condescendance larvée mêlée parfois de méconnaissance du reste du monde. Mais on ne gagne sans doute une campagne sur la politique étrangère que dans la mesure où cette dernière devient de la politique intérieure –l'Irak est devenu ici une question de société.

En définitive, on est frappé par la grande liberté offerte par cette quadruple formule, indéniablement plus riche que le débat unique que nous connaissons en France. Gageons que les nouvelles générations politiques à gauche saurons s'inspirer de la campagne de Barack Obama, tant la fascination qu'il suscite procède d'un cocktail original: à la précision de ses gestes, à la somme de travail qui lui a offert une aisance toute professionnelle, il allie un charme politique par nature difficile à expliquer, mais qui –espérons-le!– fera peut-être la différence.



Julien Jeanneney

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