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Le voile des illusions, par Pierre Haroche



Barack Obama vient de se voir attribuer le prix Nobel de la paix. Déjà les discussions vont bon train à travers le globe sur la précocité de la récompense : est-ce bien raisonnable à moins d'un an de mandat ? le mérite-t-il vraiment ? etc. Nous n'entrerons pas dans ce débat car après tout le comité d'Oslo est un acteur politique parmi d'autres avec sa propre stratégie et les « coups » de ce genre en font partie.


Plus intéressante est la motivation du prix car c'est là qu'apparaissent les véritables enjeux de la décision : "Le comité a attaché une importance particulière à la vision et au travail d'Obama pour un monde sans armes nucléaires". La vraie question n'est donc pas de savoir si Barack Obama a mérité un prix, mais bien si la dénucléarisation du monde mérite un prix Nobel de la paix. Car c'est bien de cela dont il s'agit.

En vérité, le Président américain est un peu l'arbre qui cache la forêt. Derrière la belle image de la jeunesse, du changement et des nobles idéaux, c'est une initiative beaucoup plus réaliste et intéressée qu'il n'y paraît qui fait son chemin, portée par la vieille garde de la politique étrangère américaine au grand complet (voir le
Wall Street Journal du 15 janvier 2008). Aux avant-postes du combat pour un monde dénucléarisé, on retrouve notamment Henry Kissinger, secrétaire d'Etat sous Nixon, George Shultz, secrétaire d'Etat sous Reagan, et William Perry, secrétaire à la défense sous Clinton, avec le soutien d'un grand nombre de leurs homologues de ses quarante dernières années, qu'ils soient démocrates ou républicains. Dans le fond, ce sont aussi eux les vainqueurs du Nobel...

Mais alors, comment expliquer qu'il existe aujourd'hui un tel consensus au sein des élites américaines autour d'une idée qui semblait jusqu'à il y a peu réservée aux pacifistes et aux doux rêveurs ? Parce que le monde a changé. Et les intérêts aussi. Pendant la guerre froide, l'arme nucléaire était réservée à un petit club de puissances. Par ailleurs, l'Union soviétique disposait d'un net avantage sur les Etats-Unis du point de vue des armements conventionnels (nombre de soldats, de divisions blindées etc.). Les armes nucléaires jouaient donc un rôle crucial, à la fois pour la sécurité des Etats-Unis et de l'Europe, mais aussi pour l'équilibre mondial.

Aujourd'hui, la situation est totalement renversée. De plus en plus de petites puissances disposent déjà ou sont sur le point de disposer d'armes nucléaires (Corée du Nord, Iran ?). D'un autre côté, les Etats-Unis possèdent aujourd'hui un avantage sans précédant du point de vue des armements conventionnels et leur armée est la seule au monde capable d'intervenir en n'importe quel point du globe. Par conséquent, les armes nucléaires, qui ont l'effet d'un égalisateur de puissance, commencent à jouer sérieusement contre eux. Le principal problème des Américains n'est plus de dissuader une attaque conventionnelle, mais plutôt d'avoir les coudées franches face aux "Etats voyous". Or, dans l'état actuel des choses, et tant que le bouclier anti-missiles n'aura pas fait ses preuves, un Etat qui dispose d'armes nucléaires est automatiquement sanctuarisé, intouchable, même par la première armée du monde. En résumé, si les Américains défendent la dénucléarisation du monde, c'est pour mieux conserver la possibilité de faire la guerre. Ironique, non?

Reste à savoir ce que l'on peut penser de la question du point de vue des intérêts de la France et de l'Europe. Nous pouvons d'abord rejoindre les Américains sur un point : le jour où des terroristes fanatiques disposeront d'armes nucléaires, nous ne pourrons plus vraiment compter sur la menace réciproque car ils ne seront pas nécessairement liés à un Etat sensible à la dissuasion. Nous avons donc tout intérêt à tenter de maîtriser la prolifération nucléaire pour écarter cette éventualité. Mais que nous arriverait-il dans un monde sans arme nucléaire ? Nous serions à nouveau soumis à la menace de guerres conventionnelles, nous serions contraints d'augmenter considérablement notre budget militaire, et en cas de conflit nous n'aurions plus in fine qu'à espérer que les Américains soient suffisamment motivés pour venir nous soutenir. Au niveau mondial, les Etats-Unis seraient de plus en plus incités à des aventures unilatérales type Irak, en se disant que de toute façon personne ne peut leur imposer de dissuasion crédible.

Tout cela n'est bien entendu que de la politique fiction et il est extrêmement improbable que les Etats-Unis soient suivis dans leur quête d'un monde dénucléarisé, précisément parce qu'ils sont les seuls à y avoir vraiment intérêt. Mais la leçon de cette histoire c'est qu'en politique, il faut toujours se méfier des symboles. Barack Obama, le prix Nobel de la paix, "l'espoir d'un monde meilleur" : le tableau est plus qu'attendrissant. Et pourtant, on n'a rien vu quand on n'a pas levé le voile des illusions pour chercher les intérêts.



Pierre Haroche

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