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Pourquoi les universités sont-elles en grève ? par Emmanuel Martin



Depuis quelques semaines, un mouvement de protestation qui "couvait" dans l’université –pour reprendre l’une des métaphores journalistiques assimilant les mouvements sociaux à des incendies– se propage de plus en plus largement, au point qu'une grande majorité d'établissements, à l’heure de la rédaction de ce billet, connaissent des grèves, blocages, rétentions de notes et grèves administratives, etc. Les porte-parole les plus entendus de ce mouvement sont des associations et des syndicats d’enseignants-chercheurs. Population assez peu encline à manifester bruyamment, d’ordinaire, au point que le mouvement étudiant contre la LRU (loi sur la liberté et la responsabilité des universités, votée en août 2007) lui avait reproché son indifférence coupable à l’époque. Pourquoi les universitaires, et à leur suite, les étudiants, chercheurs et personnels des universités et organismes de recherche, se mettent-ils en grève ?


Les deux gouttes d’eau qui ont fait déborder le vase sont, d’une part, un
décret d’application de cette même LRU, permettant aux présidents d’université de "moduler" le service des enseignants-chercheurs, c’est-à-dire de faire assumer l’essentiel des cours et TD par les plus mauvais chercheurs ou supposés tels ; d’autre part, le projet de "mastérisation" des concours d’enseignement, c’est-à-dire la transformation des actuels concours de recrutement de professeurs du secondaire en "masters enseignement". La philosophie de ces deux dispositifs est la même : permettre de recruter, à terme, moins de fonctionnaires, et dans l’intervalle, répartir la charge de l’enseignement sur les fonctionnaires en poste et/ou sur des enseignants embauchés en contrats privés, sans les mêmes garanties que leurs collègues titulaires, assurés d’une carrière protégée (sinon rémunératrice) par leur statut.

Plus généralement, les motions votées par la coordination des universités du 2 février, et les mots d’ordre qui se font jour dans chacun des sites rejoignant ce mouvement, témoignent d’une accumulation d’exaspérations et de colères face aux innombrables réformes entreprises, depuis 2003, dans la recherche et l’enseignement supérieur. Valérie Pécresse y apporte, depuis 2007, un zèle tout particulier, empruntant à Nicolas Sarkozy un mode de gouvernance sourd et aveugle, qui abat tranche par tranche les éléments d’une contre-réforme globale, prétendument inspirée d’un bon sens managérial pour lequel l’économie de moyens et la concurrence sont les conditions premières de l’efficacité. En réalité, les appels aux vertus de l’émulation et à la responsabilité d’institutions "autonomes" cachent de plus en plus mal l’emprise d’un pilotage politique centralisé de la recherche, ainsi qu’une très élémentaire mais très prégnante volonté de réduire le volume des financements étatiques. Un exemple : le CNRS disparaîtra bientôt (le Président de la République l’a lui-même confirmé, dans un
discours d’un rare mépris pour la communauté universitaire, qui a encore contribué à la mobilisation des universités), au profit d’agences de moyens finançant uniquement ce que le pouvoir politique juge nécessaire, et de préférence, sur une courte période.

Or, bien qu'on entende de mieux en mieux la juste dénonciation des réductions de postes, on mesure encore mal à quel point le pilotage centralisé et proprement politique de "la recherche et l'innovation" est une aberration. Le discours du président de la République évoqué plus haut pourrait n'être qu'insultant ; il est de surcroît mensonger, et appuyé sur une conception de la recherche singulièrement pauvre. Les chercheurs, aux yeux des ignorants qui nous gouvernent, sont ceux qui devraient trouver, les plus vite possible, le plus de choses possibles, pour produire des "innovations". Pas de temps mort, pas de recul, pas de digressions : des idées neuves, vite. Mais on ne produit pas des connaissances nouvelles, et surtout pas des révolutions scientifiques (ou techniques), de la même manière que l'on invente de nouveaux produits. Comme passent leur temps à le répéter les scientifiques de SLR : ce n'est pas en perfectionnant la bougie que l'on a inventé l'ampoule. Le problème est que le financement de la recherche "par projets", où des centaines de pages de programmes de recherche à venir sont scrupuleusement examinés par des commissions qui pèsent leurs chances d'aboutir, n'aboutit jamais qu'à perfectionner des bougies. Pour que s'épanouisse une recherche indépendante, pleine de digressions apparemment incompréhensibles mais parfois fécondes, remplie de mathématiciens qui ne publient rien pendant des années puis découvrent une idée qui leur vaut la médaille Fields, ou d'
historiens qui épluchent les archives entourant un "massacre d'Etat", il faut la sécurité et la tranquillité que procurent des postes et des financements pérennes, qui ne soient pas constamment réexaminés à la recherche de la moindre économie.

Ce que réclame la communauté universitaire dans ce mouvement, c'est donc bien plus que le retrait de deux ou trois décrets : c'est d'abord qu'on lui donne les moyens de faire son travail correctement, indépendamment, et librement.



Emmanuel Martin

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