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Universités et entreprises: quel contrat de mariage ?, par Damien I.



Rapprocher l’université des entreprises est une idée simple et séduisante. En ajustant les formations universitaires au plus près des besoins des entreprises, on augmenterait les chances des jeunes diplômés de trouver un emploi rapidement. D’où la volonté de faire participer les entreprises au monde universitaire, en les associant aux organes de direction des universités ou à la conception des programmes. La conception sous-jacente est que les universités ne répondent plus, par les savoirs qu’elles délivrent, aux besoins de l’économie, et c’est ce "décalage" qui expliquerait les difficultés des jeunes diplômés à accéder à l’emploi. On serait alors tenté de se débarrasser des disciplines qui semblent les plus éloignées du "monde de l’entreprise", pour se recentrer sur les savoirs directement utiles, notamment la gestion.


Rapprocher université et entreprises n’est ni bon ni mauvais en soi, et tout dépend des mesures concrètes qui sont prises pour mettre en oeuvre ce slogan. Méfions-nous notamment de son interprétation la plus courante, parce qu’elle est naïve et parce qu’elle ne n’intègre pas le fait que nous vivons dans un monde qui évolue de plus en plus rapidement.

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1/ La naïveté serait de croire que les entreprises inciteront les universités à délivrer des enseignements qui sont, à long terme, bénéfiques aux étudiants. Posséder des savoirs techniques (comptabilité, gestion, logistique) facilite en effet l’accès au premier emploi. Mais ce sont les savoirs généraux qui permettent ensuite de gravir les échelons dans les entreprises. Or, il est probable que les entreprises insistent plus sur les savoirs techniques que sur les savoirs généraux, qui sont moins clairement identifiés et identifiables.

Les qualités d’écriture, de présentation, d’expression, de communication des idées, mais aussi la culture générale et la capacité d’analyse, ne sont pas essentielles en début de carrière. Elles sont cependant nécessaires pour progresser dans l’entreprise et pour accéder à des postes à responsabilité. A l’échelle d’une carrière, des savoirs trop spécialisés sont utiles à court terme mais insuffisants à moyen terme, et l’individu risque de voir ses perspectives se restreindre s’il n’a pas bénéficié d’enseignements généraux et théoriques, lettres, histoire ou mathématiques. Le rapprochement entre université et entreprise ne devrait donc pas se faire au détriment des disciplines qui semblent les moins directement liées à l’entreprise.

2/ Le fait que nous vivions dans un monde qui change rapidement s’explique simplement : les centres d’innovation se multiplient et l’économie devient plus compétitive, notamment parce que de nouveaux acteurs émergent et parce que les barrières au commerce international sont en constante diminution. Dans un tel contexte, les produits et les méthodes de production les moins innovants et les moins rentables ne peuvent pas subsister longtemps, et les entreprises comme les travailleurs doivent se donner les moyens de s’adapter à un rythme soutenu.

Dès lors, un enseignement général constitue une protection sur le long terme, une assurance contre le changement, et permet de s’adapter. Apprendre à raisonner, être en mesure d'acquérir nouvelles connaissances et compétences, disposer d’une culture générale permettent de faire face plus facilement à des situations nouvelles. Or, c’est bien dans les enseignements généraux que se développent les capacités d’analyse, d’innovation et d’adaptation. Au contraire, un savoir trop spécialisé peut constituer une prison.

Par définition, une compétence technique est appelée à devenir obsolète –et ce de plus en plus rapidement. Les entreprises savent ce dont elles ont besoin aujourd’hui, mais elles ne peuvent pas vraiment anticiper les besoins de demain, et encore moins ceux d’après-demain. Si le rapprochement de l’université et des entreprises se fait au détriment des savoirs généralistes, le risque est de former des générations d’étudiants en décalage avec les besoins réels de l’économie, sans leur donner les moyens de s’adapter facilement au changement. Former à certains métiers de l’industrie à l’heure où la production industrielle se délocalise n’est pas une bonne idée.

Répondre aux besoins à court terme du "bassin d’emplois" n’est pas non plus une bonne solution, tant on sait qu’une ou deux fermetures d’usines peuvent modifier le paysage de l’emploi local, et parce que les étudiants et futurs travailleurs ne doivent pas être cantonnés à une zone géographique.

L’université doit rester le lieu où les étudiants acquièrent un ensemble de compétences de base – analyse, raisonnement, expression et communication des idées, etc.– qui leur seront nécessaires tout au long de leur vie. Les compétences techniques et spécialisées, par nature plus contingentes, doivent s’ajouter, et non se substituer, aux compétences de base que seuls les enseignements généraux ou théoriques fournissent.

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Que faut-il en déduire? Le rapprochement entre université et entreprise n'est pas une mauvaise idée, bien au contraire. Mais il s’agit de prendre des mesures de rapprochement dont les conséquences seront bénéfiques à long terme pour les étudiants, les entreprises et l’économie dans son ensemble.
 
1/ Certaines des compétences et connaissances directement utiles en entreprise ne sont pas menacées d’obsolescence à court ou moyen terme. C’est notamment le cas des outils informatiques et des grandes lignes de la gestion. On pourrait imaginer que l’enseignement du maniement approfondi des outils informatiques soit renforcé pour tous les étudiants, quelle que soit leur filière, à travers un volume horaire et des exigences accrus, ainsi qu’un programme actualisé régulièrement. Cet apprentissage pourrait se faire par la pratique, sur des projets concrets utiles à l’université. Par ailleurs, la mise en place d’un enseignement de gestion et de comptabilité pour tous les étudiants permettrait de leur donner une connaissance transversale de l’entreprise et de ses activités, par le biais d’une discipline qui est consubstantielle au fonctionnement des entreprises, mais aussi des administrations et des universités.

En amont, on pourrait également imaginer qu’un enseignement de "connaissance de l’économie ou de l’entreprise" soit mis en place au lycée : des connaissances pratiques actualisées chaque année, en lien avec les entreprises, s’articuleraient autour de grands thèmes comme la gestion, l’environnement juridique, les outils informatiques, l’économie.

2/ La connaissance de l’entreprise et l’acquisition de compétences repose en grande partie sur l’expérience et sur l’apprentissage en situation réelle. Cela est d’autant plus vrai dans les emplois du secteur des services. Le développement des stages en entreprises, dès la première année d’université, pendant l’été ou pendant l’année à mi-temps, et quelle que soit la filière d’études, permettrait aux étudiants de construire une expérience et de faciliter leur accès à un premier emploi. Ces stages pourraient être, jusqu’à la troisième année de Licence, rémunérés par l’Etat, afin d’inciter les entreprises à embaucher des stagiaires. Dans une certaine mesure, ils pourraient se substituer, de manière bénéfique, à certains "boulots d’été" ou "jobs étudiants", tout en permettant l’acquisition d’une expérience plus valorisable. Aux yeux d’un employeur, le fait qu’un candidat à un emploi ait déjà travaillé en entreprise revêt une grande valeur, indépendamment du contenu de sa formation.

Il serait également opportun de créer des cellules de recherche de stages ou de placement, qui se consacreraient à temps plein à la création de liens avec les entreprises, animeraient des salons de rencontre entre étudiants et entreprises, aideraient de manière active les étudiants à trouver un premier emploi. L’Etat peut faciliter cette démarche et montrer l’exemple en poussant les entreprises publiques à proposer des stages aux étudiants d’université.

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Rapprocher université et entreprises est souhaitable, mais cela doit être fait dans l’intérêt de l’économie dans son ensemble, et non dans l’intérêt à court terme des entreprises. Elles doivent donc être associées non à la conception des programmes dans leur ensemble, mais à la définition du contenu des modules universitaires dédiés au monde de l’entreprise. Elles doivent également devenir les partenaires des universités pour que les étudiants, par l’intermédiaire de stages plus précoces et plus fréquents, acquièrent une véritable première expérience.



Damien I.

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