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Le miroir géorgien, par Pierre Haroche



Un gouvernement tente de soumettre par la force une minorité séparatiste, une grande puissance intervient au nom du devoir d’ingérence afin de prévenir un « génocide » et, sa mission accomplie, reconnaît l’indépendance des peuples "libérés" qui laissent éclater leur joie et leur reconnaissance dans la liesse populaire. Dans le même temps, à des milliers de kilomètres, d’autres grandes puissances, apparemment insensibles au droit des peuples, protestent contre la violation de l’intégrité territoriale d’un Etat souverain.

Le scénario qui s’est joué ces dernières semaines en Géorgie est un grand classique et ressemble même un peu à un cliché, à la manière d’un blockbuster hollywoodien. C’est du moins l’impression qu’il donnerait si les rôles n’avaient pas été si bizarrement distribués. A la surprise du public, ce sont les Russes qui se font cette fois les champions de l’ingérence humanitaire, tandis qu’Américains et Européens endossent les habits ringards des défenseurs de l’ordre établi contre la volonté des peuples.

En reconnaissant l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, le président russe Dimitri Medvedev a fait bien plus que répondre à l’indépendance du Kosovo : il a montré qu’il était capable de prendre les Occidentaux à leur propre jeu en profitant de l’agression géorgienne contre l’Ossétie du Sud et en présentant ses troupes comme des "Forces de maintien de la paix".

Or objectivement, les Sud Ossètes et les Abkhazes n’ont pas tellement moins de titres à l’indépendance que les Kosovars ou les Timorais-orientaux qui l’ont obtenue avec la bénédiction des Occidentaux. Après des années d’indépendance de fait, alors que leurs populations se sont battues durement contre les Géorgiens suite à la chute de l’URSS et ont massivement exprimé leur désir d’indépendance à travers des référendums, replacer les deux régions séparatistes sous le contrôle de la Géorgie ne pourrait se faire qu’au prix d’une guerre longue et meurtrière.

Une question se pose alors. Pouvons-nous qualifier un mouvement indépendantiste de "démocratique" lorsqu’il démantèle le territoire d’un Etat pro-russe, et de "dangereux" et "illégal" lorsqu’il concerne un Etat pro-américain ? En fait, ce double langage décrédibilise totalement notre prétention à défendre des valeurs universelles et à promouvoir un ordre international favorable à l’ensemble de la planète et non à nos seuls intérêts de court terme.

La crise géorgienne doit donc nous servir de miroir. Ce que nous reprochons aujourd’hui aux Russes, c’est ce qu’ils nous ont reproché hier : d'instrumentaliser la liberté des peuples afin d’étendre notre sphère d’influence à leur dépens. Cela doit nous apprendre ne pas trop mépriser à l’avenir les préoccupations sécuritaires que font naître les ingérences occidentales.

Ce conflit ne fait qu’illustrer un affrontement de valeurs plus profond. En effet, le droit international est fondé sur deux types de légitimité opposés : la paix et la morale. Au nom de la paix, les Etats reconnaissent mutuellement leur souveraineté et leur intégrité territoriale ; au nom de la morale, ils justifient au contraire les ingérences et proclament que leur souveraineté est soumise à des valeurs supérieures comme les droits de l’Homme. Aucune de ces deux doctrines ne peut être érigée en règle absolue. Cela reviendrait à légitimer soit les crimes contre l’Humanité soit la guerre de tous contre tous. La pratique ne peut donc découler que d’un compromis au cas par cas entre les deux.

La naïveté serait de croire que la défense des droits de l’Homme, des droits des peuples et de la démocratie coïncide nécessairement avec nos intérêts, puisque nous sommes des démocraties. La crise géorgienne nous montre non seulement que deux démocraties peuvent se faire la guerre et se croire toutes les deux légitimes, mais aussi que les principes promus par les Occidentaux peuvent être retournés contre eux et leurs alliés. Face à ce constat, l’erreur serait, à l’inverse, de chercher à restaurer une logique de blocs où chacun renoncerait à intervenir dans la zone d’influence de l’autre, ce qui reviendrait à sacrifier les droits de l’Homme sur l’autel de la stabilité internationale.

Entre ces deux écueils, il existe le choix d’une politique réaliste et résolument universaliste, non seulement par ses valeurs mais aussi par sa méthode, que devrait promouvoir une politique étrangère européenne ambitieuse. Si nous croyons que le droit d’ingérence peut être autre chose qu’une arme cynique que les grandes puissances utilisent les unes contre les autres, nous devons aussi être capables de lui conférer une légitimité plus large que la bonne volonté occidentale en prenant en compte autant que possible les craintes et les intérêts de toutes les puissances concernées. Nous serons alors plus crédibles et efficaces lorsque nous condamnerons les interventions unilatérales et non concertées menaçant nos intérêts au nom de la liberté des peuples. Cette politique de dialogue et d’ouverture est la seule qui soit tenable à long terme car à l’avenir, les Occidentaux n’auront certainement plus le monopole de l’universalisme.



Pierre Haroche

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