Les médecins, corps introuvable, par Emmanuel Martin et Matthieu Niango
L’accord qui a vu jour le 22 octobre dernier s'en remet aux commissions paritaires régionales pour obliger les médecins à pratiquer des honoraires qui ne doivent pas aller au-delà de 150% du tarif de consultation fixé par la Sécurité sociale. Par ailleurs, il est créé un contrat d'accès aux soins pour les médecins en secteur 2, dont les signataires s'engagent d'un côté à ne pas augmenter la part des actes avec dépassement pendant trois ans, et de l'autre à ne pas pratiquer de dépassements d'honoraires pour les patients bénéficiant de la CMU. Mais il s'agit là d'un accord limité reposant sur des mécanismes incitatifs dont on peut s'attendre à ce qu'ils soient sans effet : les commissions paritaires sont composées pour moitié de médecins, et les engagements du contrat d'accès aux soins sont strictement personnels et volontaires. Autant dire qu'ils n'engagent pas à grand-chose. Bref, ceux qui le souhaiteront pourront continuer à facturer 80 € le retrait d'un bouchon de cérumen à un retraité des mines de Saint-Avold.
Pourtant, interrogez un médecin au hasard à propos du résultat de ces négociations. Peut-être sortira-t-il vite de ses gonds et poussera les hauts cris. Dès lors tout y passera : un concours de première année totalement inhumain, 10 ans d'études dont l'homme du commun ne soupçonne pas le moins du monde la dureté, un internat dont plusieurs vies de privilèges ne suffiraient pas à dédommager les souffrances inouïes, une vocation sacrificielle qui impose de travailler 50 heures par semaine dans les pires conditions, sans un merci de la part de celui dont on vient de sauver la vie, une liberté d'installation bafouée par les oukases de la bureaucratie, des medias unanimement défavorables aux justes revendications d'une profession malmenée, sans compter les blocages institutionnels organisés par des parlementaires à la solde des mutuelles. Et pour quelle reconnaissance ? Au mieux, à peine plus de 10 000 euros mensuels (moyenne des revenus des médecins spécialistes libéraux). En un mot, la question initialement débattue est noyée dans le flot habituel des doléances.
S'énonce ici le discours de ce qui s'apparente à une corporation, dont les membres auraient tous le même intérêt commun. Selon cette logique, s'attaquer aux dépassements d'honoraires d'un PUPH richissime laisserait planer la menace d'une dégradation des conditions de travail déjà difficiles d'un interne de la même spécialité qui enchaîne les gardes payées 130 euros la nuit. La logique corporatiste, utilement déployée par les actuels représentants de la profession, permet donc de masquer la disparité objective des conditions sociales au sein du "corps médical". On comprend que ces représentants, eux-mêmes issus des rangs des médecins les mieux rémunérés et les plus conservateurs, aient tout intérêt à ne pas inviter les internes à la table des négociations, afin de mieux entretenir auprès d'eux l'illusoire communauté des revendications. Ainsi, ceux parmi les médecins qui connaissent le plus de difficultés prêtent leur concours à la pérennisation des privilèges d'un petit nombre de praticiens bien installés. La grève, arme ultime des mouvements sociaux, s'apparente ici à un instrument de lutte manié par les dominés (internes, en l'espèce) au profit des dominants (professeurs de médecine, médecins libéraux les plus fortunés). Peut-être ce singulier renversement de la lutte des classes est-il entretenu par l'espérance des nouveaux entrants d'intégrer un jour le gotha. La dureté des années d’internat constituerait pour certains un rite de passage légitimant les ahurissants privilèges dont bénéficient ensuite pour la vie certains médecins peu soucieux du serment d’Hippocrate.
Le grand tort du gouvernement est donc de n'avoir pas su faire fonds sur les disparités réelles du corps médical. Ainsi la ministre est-elle venue vers le "corps médical" avec un mandat flou, allant de l'encadrement des dépassements d'honoraires à la liberté d'installation, en passant par la question des déserts médicaux. On aurait pu s'en tenir aux sanctions à mettre en œuvre contre les dépassements abusifs, qui font scandale y compris chez les médecins eux-mêmes. Encore fallait-il ne pas verser dans l’illusion corporatiste et croire qu’il existe un Médecin dans le ciel des Idées. Pour réformer le système de soins français – comme du reste en matière de fiscalité sur le capital – il faut traiter les dossiers les uns après les autres, avec les interlocuteurs concernés et seulement avec eux, au lieu de tout vouloir réformer d’un coup avec pour résultat une volée de bois vert cinglante. C'est à cette condition qu'on pourra faire avancer des réformes de la santé, sans qu’à chaque tentative on se voit opposer que c'est Ambroise Paré qu'on assassine.
Emmanuel Martin et Matthieu Niango
Sarkozy, sors de ce corps !, par Pierre Haroche
La première alerte a retenti cet été avec la campagne de démantèlement des campements roms. A ce stade, il était encore permis d’hésiter. Après tout, le ministre de l’Intérieur se doit de faire appliquer les décisions de justice. Et le gouvernement, en rupture avec l’odieuse circulaire d’août 2010 qui instituait le ciblage ethnique des Roms, publiait une circulaire insistant quant à elle sur la prévention, une meilleure insertion dans le marché du travail et la continuité de l’accès à l’éducation et à la santé. Cependant, certains soulignaient déjà que ces points reflétaient moins la position de Manuel Valls que les contraintes du compromis interministériel.
Puis, en septembre, il y eut la remarque sur le droit de vote des étrangers aux élections locales, qui ne serait « pas une revendication forte » selon le ministre, puis l’abandon de l’idée du récépissé pour limiter le contrôle de police au faciès. Là encore, les personnes de bonne volonté pouvaient tempérer : une petite phrase qui ne remet rien en cause ; une mesure techniquement peu pratique.
Enfin, l’incident de trop. Libération rapporte le cas de ces Françaises d’origine marocaine, arrêtées place du Trocadéro alors qu’elles étaient en train de photographier la Tour Eiffel. Le gouvernement avait passé la semaine précédente à jurer fidélité à la liberté d’expression et au droit à la caricature en faveur de Charlie Hebdo. Et voilà que, pour prévenir un rassemblement virtuel, des citoyens français qui ne cherchaient clairement pas à manifester sont appréhendés au seul motif de leur apparence physique et conduits au commissariat sans qu’aucune explication ne leur soit donnée. Le parallèle est saisissant. D’un côté on défend avec emphase la liberté d’expression, de l’autre, des gens qui n’ont même pas cherché à en faire usage se voient traités comme des citoyens de second ordre, des suspects naturels.
Récemment, j’ai entendu Ed Rendell, ancien gouverneur de Pennsylvanie faire la réflexion suivante : s’engager en politique, c’est choisir une cause pour laquelle on est prêt à perdre les élections. Selon lui, Obama pourrait perdre en novembre à cause de sa réforme de la santé, mais offrir une assurance à 30 millions de personnes qui n’en avaient pas les moyens, voilà une cause qui mérite qu’on soit prêt à perdre pour elle. Aujourd’hui, la gauche française est à la croisée des chemins. Elle peut se laisser aller à la dérive impulsée par le ministre de l’Intérieur et faire du sarkozysme sans Sarkozy, en se disant qu’après tout, c’est populaire. Ou elle peut se demander pourquoi elle est là et quelles grandes « causes » elle défend.
Aucune majorité n’est éternelle. Tous les gouvernements finissent par perdre les élections. En définitive, la seule question qui vaille est : qu’est-ce que ces hommes et ces femmes auront laissé à leur pays ? Alors s’évanouissent les calculs opportunistes, les prudences velléitaires. Peu de choses restent : une abolition de la peine de mort ; un « Obamacare ». Des combats parfois impopulaires au départ mais qui illustrent à eux seuls l’engagement de ceux qui les ont portés et prolongent leur héritage bien au-delà des revirements électoraux. Cette histoire là reste à écrire.
Pierre Haroche
Où va l'Europe ?, par Pierre Haroche
Alors que beaucoup y voyaient les prémisses d’une dissolution de l’Europe, la crise budgétaire actuelle s’est révélée être un puissant moteur d’intégration. La perspective qui se dessine aujourd’hui est celle d’une politique budgétaire européenne dont les budgets nationaux ne seront peut-être bientôt plus que de simples mises en œuvre, encadrées par le Conseil européen et contrôlées par la Commission. Il s’agit d’une révolution historique car même des Etats fédéraux bien plus centralisés que l’Union européenne, ne disposent pas du pouvoir de contraindre les budgets des Etats fédérés. Si cette solution peut être acceptable pour certains gouvernements qui y voient une façon de maîtriser une interdépendance financière qui s’impose à eux de fait, il en va tout autrement pour les parlementaires et les citoyens. Les parlements qui votent les budgets et les peuples qui élisent les exécutifs sur la base d’engagements électoraux risquent ainsi de se voir largement dépossédés de leur pouvoir. Comme nous l’avons déjà vu en Grèce à l’occasion du projet avorté de référendum, lorsque les gouvernements sont essentiellement contraints par leurs engagements européens, la démocratie interne est court-circuitée. Si le pouvoir budgétaire en vient à devenir l’apanage du Conseil européen, les parlementaires et les citoyens risquent de voir leur capacité de contrôle largement dissoute dans les arcanes des tractations bruxelloises.
Cette situation ne serait pourtant pas nouvelle. Dans les années 1960, la mise en place de la politique agricole commune avait créé un problème assez semblable. Le financement de la PAC prévoyait en effet la création de ressources propres des communautés, c'est-à-dire de fonds directement prélevés au niveau européen et donc ne transitant plus par les budgets votés au niveau national. Les parlementaires nationaux s’étaient alors lancés dans une véritable fronde, menaçant de saborder le financement de la PAC si des contreparties ne leur étaient pas offertes. Les gouvernements acceptèrent finalement de céder des pouvoirs budgétaires au Parlement européen, restituant ainsi, au niveau européen, les pouvoirs que les parlementaires perdaient au niveau national.
Dans les années à venir, un compromis de ce type pourrait émerger. Si les grandes orientations budgétaires doivent être déterminées au niveau européen, les parlementaires nationaux pourront exiger non seulement d’être étroitement associés à ces discussions mais aussi qu’un droit de veto y soit reconnu au Parlement européen, afin de compenser la perte de marge de manœuvre des débats budgétaires nationaux. De la même manière, il est permis de penser qu’une nouvelle évolution des traités n’aurait que peu de chances d’être acceptée par les peuples si elle ne devait conduire qu’à vider de leur sens les engagements électoraux et la responsabilité des gouvernements. Après avoir concédé la constitution d’un parlementarisme européen pour compenser l’affaiblissement du parlementarisme national, les gouvernements pourraient être contraints de concéder des pouvoirs au suffrage universel européen. L’élection du Président de la Commission au suffrage universel direct conférerait au vote du citoyen européen un poids nouveau, en compensation de l’affaiblissement du poids des élections nationales. Et elle rendrait plus acceptable son rôle de contrôleur des finances des Etats membres.
L’advenue d’une véritable démocratie européenne, longtemps considérée comme une lointaine utopie pourrait ainsi être considérablement accélérée par la crise financière actuelle. Non pas du fait d’une soudaine prise de conscience identitaire ou de la constitution d’un espace public unifié, mais simplement par la nécessité de négocier avec des citoyens peu enclins à renoncer à leurs prérogatives au nom de la rationalisation budgétaire.
Les institutions européennes sont, à l’image du mythe de l’enlèvement d’Europe, marquées par un double mouvement : une course en avant vers l’intégration, entraînée par les crises et leurs violents bouleversements, que personne n’avait souhaités ni même anticipés ; un regard en arrière pour ce que les nations sont contraintes d’abandonner, et qu’il faudra rebâtir, sur un nouveau rivage.
Pierre Haroche
Hollande avait raison, par Pierre Haroche
Avant la réponse des électeurs, ce débat est en train d’être tranché par… la réalité. Il semble en effet que les socialistes français aient été parmi les premiers à défendre une idée que l’épreuve des faits rend aujourd’hui incontournable en Europe. C’est d’abord Mario Monti, l’ancien de chez Goldman Sachs, le technocrate chargé de rassurer les marchés et d’assainir les finances italiennes qui a opéré un virage à 180° : "Tout, tout, tout ce que nous faisons maintenant doit bénéficier à la croissance" a-t-il annoncé, après avoir constaté que l’austérité forcenée finissait par être contre-productive. Puis ce fut au tour l’autre Mario sorti de chez Goldman Sachs, le Président de la BCE Mario Draghi de défendre devant le Parlement européen l’idée d’un "pacte de croissance" pour la zone euro. Autrement dit, l’orthodoxie est en train de changer de camp. Et l’idée d’une nouvelle négociation européenne sur la croissance n’est plus du tout une vague utopie.
Tout aussi significatif est l’exemple du Royaume-Uni. Le gouvernement conservateur de David Cameron a incarné depuis le début de son mandat l’exemple extrême de la priorité absolue donnée aux coupes budgétaires. Face à une opposition travailliste qui l’accusait d’aller « trop loin et trop vite » et n’avait de cesse de l’appeler à préserver la croissance, le Premier ministre répondait comme en France : avec vous, nous serions la nouvelle Grèce ! Les chiffres viennent pourtant de donner leur verdict : non seulement depuis le début de l’année le royaume est de nouveau en récession, mais dans le même temps les finances publiques n’ont cessé de se dégrader, obligeant à de nouveaux emprunts record. Pour paraphraser un ancien Premier ministre : ceux qui croient pouvoir choisir entre l’équilibre budgétaire et la croissance finissent avec une récession et des dettes.
A l’heure où le Président Sarkozy cherche chaque jour à coller un peu plus au discours du Front National, cette histoire confère à la gauche une tout autre ambition : prendre de la hauteur, fixer un cap et avoir raison avant les autres.
Pierre Haroche
"Israël-Palestine: terrain miné, passage obligé", nouvelle contribution du Club Changer la gauche
Le 23 septembre 2011, le président palestinien Mahmoud Abbas a déposé une candidature pour obtenir la reconnaissance internationale de l’Etat palestinien comme membre à part entière de l’ONU.
Si une victoire symbolique fut remportée lors du vote massivement favorable –y compris de la part de la France– à l’adhésion de la Palestine à l’UNESCO le 31 octobre, les chances de succès d'un vote du Conseil de Sécurité de l’ONU en faveur de la reconnaissance de l'Etat palestinien sont désormais quasi-nulles : les Etats-Unis ont d’ores et déjà indiqué leur intention d’y utiliser leur droit de veto et trois autres pays, la France, le Royaume-Uni, ainsi que la Colombie, ont annoncé qu'ils s'abstiendraient. Le vote a donc été reporté sine die.
Seule reste désormais ouverte la possibilité du vote d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, octroyant le statut d’Etat non membre observateur. Cette voie est conseillée par le gouvernement français: elle permet de ne pas “risquer une confrontation diplomatique stérile et dangereuseDiscours à la Conférence des Ambassadeurs, 2 septembre 2011.”, tout en se rapprochant de l’admission pleine et entière.
Le semi-échec de la candidature palestinienne à l’ONU pourrait donner l’impression que le statu quo se trouve entériné... il n’en est rien. La question israélo-palestinienne se situe à un tournant : nous vivons sans doute aujourd’hui les derniers instants de la solution à deux Etats, et le contexte actuel de tension avec l'Iran présente le risque de détourner le regard de la communauté internationale de cette dernière.
C’est pourquoi la gauche française ne doit pas, malgré ses divisions sur le sujet, rester muette sur une question qui influe directement sur les intérêts de l'Europe.
Une gauche au pouvoir devra rompre avec la posture d’équilibriste du gouvernement actuel et orienter l’action française et européenne selon les trois axes suivants :
1. Rééquilibrer la politique de la France et soutenir la création et la reconnaissance d’un Etat palestinien viable.
2. Retrouver les leviers d’influence auxquels nous avons renoncé, vis-à-vis d’Israël notamment, en utilisant des incitations commerciales à l'arrêt de la colonisation.
3. Redevenir un acteur de sécurité crédible au Moyen-Orient, capable de s’engager, le moment venu, dans une mission de maintien de la paix entre les Palestiniens et les Israéliens. Le “soft power” français et européen vis-à-vis des acteurs du conflit israélo-palestinien ne pourra s’exercer à nouveau efficacement en faveur de la paix que sur le fondement d’un “hard power” crédible, dont l'Europe serait prête à user si elle y était invitée pour que soit mis en application un accord de paix.
I. Un constat certes décourageant
Depuis de longues années, les négociations de paix achoppent sur les mêmes questions. Ces dernières évoluent néanmoins.
• Si la question du droit au retour des réfugiés palestiniens semble pouvoir être résolue de manière relativement facile d’un point de vue juridique, elle demeure politiquement épineuse pour l’Autorité palestinienne
• La question du statut de Jérusalem-Est paraît, en revanche, inextricable.
• Ces difficultés sont désormais aggravées par la troisième source de blocage: la poursuite du processus de colonisation illégale en Cisjordanie. Quel gouvernement israélien pourrait être suffisamment fort politiquement pour imposer le démantèlement des “implantations”? Si la société civile israélienne peut être objectivement décrite comme majoritairement défavorable à l’entreprise de colonisation, cela ne se traduit pas en acte dans la politique des gouvernements israéliens successifs.
Il n’est pas ici question de minimiser la complexité de la tâche des négociateurs qui devront élaborer un compromis global sur ces questions, mais cela fait longtemps que les grands traits de la solution du conflit israélo-palestinien font l’objet d’un consensus parmi les acteurs modérés de la communauté internationale –rappelons-nous le processus d’Oslo lancé en 1993, ou encore la feuille de route de l’administration de G. W. Bush mise en place le 30 avril 2003.
• Il s’agirait de parvenir à une solution à deux Etats, qui implique à la fois l’admission par les Etats arabes et musulmans du droit d’Israël à l’existence et à la sécurité, et la reconnaissance par Israël du droit des Palestiniens à disposer d’un Etat viable, contigu et souverain.
• La délimitation entre ces deux Etats suivrait les frontières de 1967, modifiées à la marge, par des échanges de territoire, le démantèlement d’une grande majorité des colonies de Cisjordanie étant sans doute incontournable.
• L'accord comprendrait enfin, pour les réfugiés arabes de 1947-1948, un droit à des réparations financières par l'Etat d'Israël, dont le montant serait fixé par un tribunal international.
Jusqu'alors, il a été impossible de mettre en œuvre ces solutions, et chaque jour qui passe nous éloigne davantage de sa concrétisation :
• Le mécanisme de montée aux extrêmes dans les deux camps empêche les négociations d’avancer et rend caduque toute concession importante consentie par l’une ou l’autre équipe de négociateurs.
• La colonisation se poursuit en Cisjordanie, amenuisant de jour en jour la viabilité économique d’un futur Etat palestinien (le nombre de colons est aujourd'hui deux fois plus élevé qu'en 1993, pendant les accords d'OsloOn estime à environ 300 000 le nombre de colons israéliens installés en Cisjordanie aujourd’hui. A titre de comparaison, il n’y avait que 8000 colons installés dans la bande de Gaza, lors de la décision de désengagement unilatéral, prise par le gouvernement d’Ariel Sharon en 2005.).
• Les acteurs extérieurs, notamment américains et européens, n'ont pas su exercer sur les protagonistes une pression suffisante pour leur faire accepter des concessions difficilesPour une analyse des raisons profondes de l’incapacité de l’Occident, tant européen qu’américain, à assumer la responsabilité d’un règlement de la question israélo-palestinienne. Barack Obama, sans doute le président américain le plus ouvert à la cause palestinienne depuis des décennies, s’est trouvé, depuis plusieurs mois, en position de brandir à nouveau le veto américain pour empêcher la reconnaissance de l’Etat palestinien à l’ONU, tout en étant incapable d’empêcher le gouvernement israélien de poursuivre la colonisation en Cisjordanie. Pire : la législation américaine interdisant à l’exécutif américain de financer toute organisation internationale qui reconnaîtrait la Palestine en tant qu’Etat a abouti au gel du versement de la contribution américaine à l’UNESCO, qui représentait 22% de son budget. C'est là une preuve de la très grande difficulté pour un président américain de prendre une position équilibrée qui permettrait de faire avancer le problème.
La France et l’Europe ne peuvent se résoudre à l’attentisme et au pourrissement. Doit-on attendre pour agir au Moyen-Orient qu’Obama soit réélu avec une forte majorité au Congrès lui permettant de réaliser ce qu’il n’a pu faire jusqu’ici ou encore qu’un gouvernement plus conciliant et modéré parvienne au pouvoir en Israël avec une majorité qui lui permette de faire les concessions nécessaires et de les imposer ? Au-delà du caractère hautement improbable de ces scénarios, il nous paraît nécessaire que la France et l’Europe se réengagent avec détermination au Moyen-Orient en faveur de la paix, car des intérêts spécifiquement français et européens sont directement en cause.
II. La nécessité d'un engagement
Nous avons intérêt à la paix à deux titres, en tant qu'alliés des Israéliens et des mouvements de démocratisation arabes, et tout simplement comme Européens.
A- Un intérêt à agir en tant qu'alliés des Israéliens et des mouvements de démocratisation arabes
Le “Printemps arabe” est une chance de revenir sur l'idéologie néo-conservatrice du “choc des civilisations”, qui avait tant contribué à affaiblir les tentatives de paix entre Israéliens et Palestiniens. Ces événements montrent en effet que la “rue arabe” (expression simpliste qui n’a longtemps exprimé que peur et mépris tout en passant par pertes et profits la diversité des situations propres à chaque pays) n'est pas obnubilée par le conflit israélo-palestinien. Il n'y a pas eu de slogans anti-israéliens lors des mobilisations massives de l’année 2011 en Tunisie, au Caire, au Yémen ou en Libye. Une telle évolution paraît favoriser des approches moins idéologiques de la question israélo-palestinienne.
Par ailleurs, le “Printemps arabe” est une occasion à ne pas manquer: la France et l'Europe ont intérêt à une paix à deux Etats rapide qui puisse profiter du vaste élan d'espérances démocratiques suscité par ces révolutions.
Alliée historique d’Israël et soutien de l'idée d'un Etat palestinien depuis l'origine, la France doit faire comprendre aux Israéliens que le temps joue contre eux, à l'échelle internationale comme à l'échelle locale.
A l'échelle internationale:
• Les Etats-Unis, grand protecteur d'Israël, vont être confrontés au gain d'influence de puissances émergentes non-occidentales et latino-américaines qui n'ont pas la même disposition d’esprit vis-à-vis d’Israël que les Américains.
• Face à la perspective de nucléarisation du Moyen-Orient que la question iranienne rend chaque jour plus probable, les puissances occidentales peinent à trouver une solution.
• La Turquie, alliée traditionnelle d’Israël dans son voisinage immédiat, est en train de prendre ses distances.
• La vague de démocratisation dans le monde arabe pourrait avoir des effets négatifs sur la position régionale d’Israël : sans remettre en cause la paix, l’Egypte a ainsi adopté dernièrement des positions plus critiques à l’égard d’Israël que ne le faisait l’ancien dictateur Mubarak. Il semble donc qu’à moyen terme, on s’avance vers une situation d’isolement d’Israël et d’affaiblissement de l’influence dans la région de son principal allié, les Etats-Unis.
A l'échelle locale:
La colonisation de la Cisjordanie conduit vers la solution d'un Etat unique, qui se trouvera face à l'alternative suivante:
• Soit cet Etat unique est réellement démocratique et il ne pourra plus alors se proclamer comme “juif”, puisqu’il sera peuplé d’une majorité de Palestiniens arabes. Il sera binational. Ce qui signifiera qu’à terme, pour des raisons démographiques, le projet sioniste –consistant à établir un Etat pour le peuple juif– aura échoué
• Soit cet Etat unique restera “juif”, ce qui ne pourra se faire qu'en faisant des citoyens “arabes” de l'Etat israélien des citoyens de seconde zone. L'Etat avancera alors progressivement vers des logiques de plus en plus fortes de ségrégation, et il sera de plus en plus difficile de parler d'Etat proprement “démocratique”. Certaines sensibilités au sein du gouvernement israélien semblent privilégier de facto une telle évolution.
Un tel scénario rendrait la situation encore plus explosive et risquerait d’alimenter à nouveau la logique de bipolarisation entre un Occident “judéo-chrétien” et un Moyen-Orient “arabo-musulman”, conçus comme essentiellement hostiles l’un à l’autre. Ces deux solutions, qui ne paraissent pas souhaitables pour Israël, ne le semblent pas non plus pour la France et l'Europe.
B- Un intérêt à agir en tant qu’Européens
• Nous avons des intérêts stratégiques et économiques considérables en Méditerranée. Or, l'échec de l'Union pour la Méditerranée a montré que le conflit israélo-palestinien reste un obstacle à l’amélioration des relations entre Européens et Méditerranéens ; la France a fait l'erreur de croire qu'une “photo-op” sur les Champs-Elysées et une logique de projets permettraient de se passer d’une réponse politique spécifique au conflit entre Israël et les Palestiniens.
• Nous ne pouvons faire fi de notre situation géographique: en cas d’embrasement du Moyen-Orient, l’Europe serait bien plus directement touchée que les Etats-Unis, qui s'en trouvent physiquement plus éloignés.
Pour ces deux raisons, nous ne devons pas craindre une politique qui défende les intérêts de l'Europe, quand bien même devrions-nous manifester quelque différence à l'égard de la ligne défendue par la diplomatie américaine.
C- Un intérêt à agir en tant que Français
• Il s'agit là d'un aspect de la politique extérieure de la France que la gauche au pouvoir devra restaurer après l'ère Sarkozy. Au cours de sa visite d'Etat en Israël, en 2008, ce dernier n'a pas fait le geste d'aller à Ramallah, ne se déplaçant qu'à Bethléem, comme George W. Bush quelques mois auparavant. Cette posture nettement déséquilibrée jusqu’au début 2010 dénotait un suivisme dangereux à l’égard de la politique de l’ancienne administration Bush et une rupture contreproductive avec la politique arabe française qui avait permis l’exercice d’une certaine influence lors les décennies passées.
• Un rééquilibrage a, certes, commencé à s’opérer depuis l’arrivée au Quai d'Orsay d’Alain Juppé. La diplomatie française est toutefois restée hésitante sur la question de la reconnaissance de la Palestine à l’ONU –soutien à l’admission à l’UNESCO, mais abstention en ce qui concerne l’ONU.
• Le conflit a, d'évidence, des résonances singulières en France, pays d’Europe où vit la plus importante communauté juive, et où le nombre de musulmans est le plus grand. Un pourrissement du conflit israélo-palestinien ne serait pas sans conséquence sur le débat politique intérieur français. Les manifestations et les tensions provoquées dans plusieurs villes par l'opération “plomb durci” à Gaza au tournant 2008-2009 l'ont bien montré.
L’Europe, et la France en particulier, qui ont un intérêt vital à la résolution du conflit, apparaissent aujourd'hui comme des acteurs de second rôle au Proche-Orient. Les Européens sont bel et bien marginalisés par les deux camps, alors que nous sommes les premiers pourvoyeurs d’aide à la régionDe 1994 à 2009, l'Union européenne a engagé environ 4,26 milliards € d'aide aux Palestiniens. , et notamment à l’Autorité palestinienne (“a payer, not a player” comme l'exprime la formule malheureusement consacrée). L'implication européenne dans le conflit est donc aujourd'hui parfaitement improductive.
III. Quelle contribution européenne pour sortir de l'impasse?
A- A court terme: rééquilibrer notre posture
Dans un premier temps, il est nécessaire de rééquilibrer notre posture –notre discours comme nos actes. La gauche doit être motrice pour que la France et ses partenaires européens prennent les mesures suivantes :
1. Rompre avec les hésitations actuelles de la droite, et annoncer que l'on reconnaîtra l'Etat palestinien dès qu'il aura un gouvernement élu. Une telle solution permet également d'inciter le Hamas et le Fatah à poursuivre le processus de réconciliation jusqu'aux élections –prévues pour mai 2012– et à former, ensuite, un gouvernement d'unité nationale réunissant les deux factions. On a parlé, à propos du dernier accord de partenariat signé le 24 novembre, d’une acceptation par le Hamas du passage de la lutte armée à la “résistance pacifique”. Si une telle interprétation était confirmée, cette évolution devrait, bien sûr, être vivement encouragée.
2. Souligner d'ores et déjà tout ce que le processus de création d'un Etat palestinien doit à l’actuel Premier Ministre palestinien, Salam Fayyad, et à sa démarche pragmatique fondée sur l’idée de créer une viabilité économique de la Cisjordanie et d’y améliorer l’Etat de droit, afin de faire émerger une base pour la fondation du futur Etat.
B- A moyen terme: retrouver nos leviers d'influence
A moyenne échéance, il conviendrait de prendre les mesures suivantes:
1. Conditionner une partie de nos relations commerciales à l'arrêt de la colonisation en Cisjordanie. Des discours ont bien été tenus jusqu'alors, mais sans conséquence ; la présidence française de l'Union européenne en 2008 a été marquée, malgré la poursuite de la colonisation, par une amélioration sans contrepartie de la relation économique et commerciale entre l'Europe et Israël, alors qu'il aurait été politiquement –et juridiquementIl suffirait de s’appuyer sur la violation, par Israël, de multiples résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies, notamment en ce qui concerne les colonies de Cisjordanie. – possible de conditionner une partie de ces relations à la cessation des constructions israéliennes en Cisjordanie.
2. Privilégier des actions diplomatiques avec certains pays européens, sans attendre un aval unanime des vingt-sept Etats dont l'improbabilité est gage d'inaction et d'impuissance.
3. Nouer de nouveaux partenariats avec certains grands émergents, comme le Brésil –qui a déjà accepté de reconnaître un Etat palestinien s'il était unilatéralement proclamé.
4. Faire de la question de la reconnaissance de l’Etat palestinien un levier pour le réengagement français et européen dans la région, comme elle aurait dû l’être ces derniers mois si la France en avait eu la volonté politique.
C- A plus long terme: redevenir un acteur de sécurité crédible au Moyen-Orient en se donnant les moyens d'y déployer une force d’interposition
La capacité européenne à agir en propre, en conformité avec sa position –constante depuis des décennies– en faveur d’une paix à deux EtatsSous l’impulsion de la France, qui avait ouvert un bureau de représentation diplomatique de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) dès 1975, l’Europe des Neuf avait notamment reconnu, en juin 1980, dans la Déclaration de Venise, l’OLP comme partenaire incontournable d’Israël dans toute négociation de paix avec les Palestiniens et préconisait la création d’un Etat palestinien à ses côtés, se mesurera ultimement par sa capacité à déployer au Moyen-Orient une force d’interposition robuste, à l’issue d’une négociation sur un traité de paix. Une telle force d’interposition devra alors être capable de s’interposer “dans les deux sens”, de faire obtempérer ceux qui enfreindraient les accords du côté palestinien et arabe comme du côté israélien.
Pour ce faire, l'Europe devra opérer une révolution mentale: les soldats européens qui y seront alors déployés devront disposer de règles d'engagement suffisamment claires pour être en mesure de dissuader Tsahal, l'une des armées les mieux entraînées et équipées au monde.
Les soldats européens devront être en mesure de se protéger contre les pressions et intimidations qui ne manqueront pas de venir des deux parties.
Les implications concrètes d'une telle intervention pourront être les suivantes:
• Les soldats de la force d’interposition ne pourront pas être de n’importe quelle nationalité en Europe. Les soldats allemands ou polonais choisiront sans doute de ne pas faire partie de la force qui sera déployée entre Palestiniens et Israéliens.
• La nature extrêmement délicate de la mission, d'un point de vue tant militaire que politique et symbolique, exigera d'attribuer un rôle d'encadrement singulier aux deux grandes nations militaires de l’Europe, la France et le Royaume-Uni, qui ont démontré, en Libye, une volonté de coopération militaire bilatérale renouvelée, et une capacité à s'impliquer diplomatiquement et militairement en Méditerranée orientaleLe duo franco-britannique a notamment joué un rôle moteur dans le vote de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui a conduit à l’opération militaire en Libye. Les deux pays ont conjointement effectué 80% des raids aériens contre les troupes fidèles à Kadhafi de mars à octobre 2011. Le traité de défense bilatéral signé entre les deux Etats le 2 novembre 2010, outre sa dimension nucléaire, évoquait d’ailleurs la constitution d’une force expéditionnaire conjointe de plusieurs milliers d’hommes. Elle trouverait sans doute au Proche-Orient un terrain d'engagement parfaitement pertinent.
• Il sera parallèlement opportun de renforcer le rôle joué par la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC, anciennement PESD), notamment dans sa dimension civilo-militaire –missions de renforcement de l’Etat de droit dans le futur Etat palestinien, formation des forces de police etc. L'Union européenne doit accepter de donner priorité, en matière d'engagements extérieurs, au terrain israélo-palestinien.
A ses débuts, la paix qui s’établira entre Israël et le futur Etat palestinien n’aura rien d’idyllique ou de beau à montrer à la télévision. Mais la France et l'Europe pourront jouer un rôle central pour aider Palestiniens et Israéliens à “divorcer”, selon la formule d'Amos Oz, avant qu'ils ne puissent entamer une coexistence pacifique qui ménera un jour à une réconciliation originellement aussi difficile à imaginer que celle qui s'est construite entre la France et l'Allemagne.
La France n'est évidemment pas seule; elle doit néanmoins porter cette ambition, et contribuer à rompre avec l'impuissance européenne actuelle –ce qu'Hubert Védrine appelle les illusions de l'“Irrealpolitik européenne”.
Francesco Avvisati, Guillaume Calafat, Mathias Chichportich, Henry J. Dicks, Sophie Duval, Manon Garcia, Frédéric Gloriant, Pierre Haroche, Harold Huwart, Damien Ientile, Julien Jeanneney, Emmanuel Martin, Sandrine Ménard, Matthieu Niango, Jeanne-Marie Roux
Longue vie à Claude Guéant !, par Matthieu Niango
Identifiait-il le mot de civilisation à un ensemble de pratiques et de manières de penser transmises de génération en génération au sein d’un groupe humain qui s’y reconnait ? En somme, prenait-il "civilisation" pour un synonyme de "culture" ? Mais, s’il s’était agi, selon lui, de défendre la culture française, on comprendrait mal pourquoi il aurait, comme il l’a fait plus loin dans sa déclaration, opposé "notre" civilisation, à la France d’avant 1945 (moment du vote des femmes) ou 1981 (abolition de la peine de mort). La civilisation entendue comme culture ou comme n’importe quoi d’autre n’est pas un instantané, mais se constitue dans le temps.
Entendait-il alors par civilisation un ensemble culturel transnational, soutenu par une vision du monde tendant à l’unité ? Parlait-il en somme de la civilisation chrétienne ? Saint Paul pourtant n’est pas un féministe, qui déclare, dans son Epître aux Ephésiens : "Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur ; en effet, le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l'Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. Or, de même que l'Église est soumise à Christ, les femmes aussi doivent l'être à leurs maris en toutes choses". Et en lisant par exemple Saint-Augustin, on ne voit pas que la civilisation chrétienne ait toujours été portée à la tolérance. Le Père de l’Eglise estime la liberté de culte incompatible avec la Bible. On y lit en effet, dans une parabole de l’Evangile de Luc, placés dans la bouche d’un Maître à qui son serviteur demande ce qu’il doit faire si les invités qu’il l’envoie chercher refusent de venir chez lui, ces mots qui sonnent pour Augustin comme une sentence de mort à l’endroit de tous les incroyants : "Tu les forceras à entrer".
C’est que le mot de "civilisation" recouvre un troisième sens encore, qui relègue la comparaison entre Musulmans, Chrétiens, Chinois ou Hottentots, au rang de funeste niaiserie. "Notre civilisation", comme le dit pompeusement Guéant, en tant que mise en commun de ce que les cultures ont de meilleur, en tant que point de convergence du nec plus ultra de toutes les traditions en lesquelles elle se reconnait, est aussi juive que chrétienne, ou musulmane, ou athée. Il suffit d’aller à Cordoue pour prendre la mesure de ce que l’Europe doit aux Arabes. Et il faut, de toute urgence, inviter à faire un tour au Panthéon ceux qui tiennent Jeanne d’Arc pour l’unique symbole de la France immortelle−Jeanne, une pucelle brûlée à 19 ans dont la vénération a sans doute de quoi fasciner plus d’un psychanalyste.
Alors contre qui "défendre" cette civilisation occidentale qui se distingue par son aptitude à tirer le meilleur des mondes avec lesquels elle entre en contact prolongé ? Existe-t-il des civilisations qui, par essence, prônent l’inégalité entre homme et femme ou bien la haine de l’homme par l’homme ? Ou ces dérives sont-elles générées par ceux qui cherchent à définir tous les autres à l’aune de leur petit point de vue, et accèdent soudain à ce pouvoir qui en fait des dangers publics ? Auquel cas le Ministre aurait raison. Mais, en disant "qu’il faut défendre notre civilisation", c’est contre lui-même qu’il nous mettrait alors en garde.
Danger assurément, et d’autant plus aigu que Guéant pense ce qu’il dit autant qu’il dit ce qu’il pense. On le sait tous au fond : en utilisant sans rigueur et sans autre précision le concept de "civilisation", il s’en prend à tous ceux qui ne sont pas comme lui, ou ne se plient pas facilement à ce qu’il a prévu pour eux. France des petits villages et des vertes collines ; France de parcs aux têtes blondes et joufflues, jouant sous les regards nonchalants de nurses africaines aux fesses bien rebondies ; France de Barrès, où l’on se salue en sortant de la messe ; France du vin et du saucisson, où les immigrés sont tolérés, voire aimés comme des frères, mais pas comme des beaux-frères quand même. Rêve de Guéant. Nulle stratégie ici. Accordons-lui de croire vraiment que tout ça serait mieux pour tout le monde.
Or, à l’écoute de ses idées (mais il se fait ici le porte-parole d’une partie de sa majorité), le geste de la quasi-totalité des commentateurs consiste à pointer sa soi-disant hypocrisie, sa prétendue volonté de rafler des voix au FN, ou encore ce qu’ils tiennent pour une stratégie dangereuse. Depuis le coup des Français qui sont plus chez eux jusqu’à celui des immigrés responsables des problèmes de l’école, en passant par celui de la croisade de Sarkozy chez les méchants Libyens, on accueille tous les propos de Claude Guéant avec une stupéfaction qui finit par lasser.
Comme si l’intolérance ne pouvait être frappée au sceaux de l’authenticité. Comme si la gauche et la droite républicaine se devaient de qualifier d’"hypocrite" tout ce qui sort de leurs sentiers battus. Comme si, en somme, on redécouvrait chaque jour qu’il y a des hommes qui, sérieusement, n’aiment guère leurs semblables, et peuvent entraîner les autres, non dans un filet tendu par une stratégie électorale, mais sur le chemin de leur conviction.
C’est une mauvaise nouvelle : la civilisation conçoit et nourrit en son sein des ennemis tels que Claude Guéant. Etre l’occasion de ce rappel à la vigilance justifie quand même qu’on adresse au Ministre de l’Intérieur un signe d’affection. Alors longue vie à Claude Guéant ! Qu’il se réjouisse aussi. La victoire de la Gauche aux élections de mai, en le déchargeant du poids des affaires publiques, lui donnera tout le temps d’aller exposer sa pensée à ceux qui l’apprécieront le mieux : les copains du bistro.
Matthieu Niango
La rigueur peut-elle être de gauche ?, par Pierre Haroche
Dans la campagne actuelle, la partition de la droite semble toute écrite : il faut assainir les finances et donc maintenir le cap d’une politique de rigueur ; la gauche dépensière ne ferait qu’aggraver la crise et affoler les marchés. D’un autre côté, le discours de la gauche de la gauche tend à confirmer objectivement cette dernière thèse : une vraie politique sociale ne peut que rejeter radicalement la rigueur par refus de s’inféoder aux marchés. Schématisé ainsi, le débat ne laisse aucune marge à la gauche de gouvernement. D’un côté avaler la pilule de l’austérité ; de l’autre s’en remettre à la planche à billets.
Mais au fait, faire des économies, est-ce fatalement de droite ? En un sens, c’est indéniable. En réduisant les dépenses, on tend à réduire le service public, à privatiser davantage la société et donc à aggraver les inégalités. Mais pour être cohérent, ce constat doit être poussé jusqu’au bout. Si l’Etat ne fait que transformer des dépenses publiques en dépenses privées, fait-on réellement des économies ? La santé démontre clairement le contraire. Alors que les Français consacrent 11% de leur PIB en dépenses de santé, les Américains, avec un système d’assurances essentiellement privées, y consacrent 16% de leur PIB. Pourtant, les Français disposent d’une couverture universelle de bonne qualité alors que 52 millions d’Américains se sont retrouvés sans assurance en 2010. Autrement dit, un euro de dépense publique peut être plus efficace qu’un euro de dépense privée. Et la vraie rigueur n’est pas forcément là où on l’attend. Il vaut parfois mieux augmenter les impôts pour maintenir le service public plutôt que se tourner vers des entreprises prestataires de services privés qui reviendraient plus cher. Prenons un autre exemple, l’éducation. Quand l’Etat réduit les moyens de l’école publique, il pousse aussi des familles à se tourner vers les établissements privés ou les officines de soutien scolaire. Le résultat de cette privatisation silencieuse risque d’être, comme pour la santé, un système plus cher et moins efficace car plus inégalitaire. A moyen terme, les coupes dans les dépenses de l’Etat ne sont donc pas forcément synonymes de gestion rigoureuse, bien au contraire.
En 2007, Sarkozy a lancé la "révision générale des politiques publiques" dont la mesure phare a été le non-remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux. Pourtant, l’objectif selon lequel chaque euro dépensé doit l’être de la façon la plus efficace possible ne doit pas être dédaigné. La rigueur peut être de gauche, à condition de ne pas être envisagée seulement au niveau de l’Etat, mais à l’échelle de la société toute entière, pour en finir avec les fausses économies qui finissent par alourdir les factures des Français. Les dépenses publiques doivent être évaluées non dans l’absolu, mais en comparaison avec les solutions privées qui rempliraient le vide du désengagement. Car plus un problème est soumis à l’interdépendance des citoyens entre eux et génère des externalités qu’ils ne peuvent maîtriser individuellement, plus il est crucial de lui apporter des solutions collectives, moins coûteuses grâce aux économies d’échelle et plus efficaces grâce à une couverture généralisée de la population. Par exemple, un rapport a montré que la réforme visant à faire payer les sans-papiers pour l’accès aux soins conduisait en réalité à augmenter les dépenses publiques, en incitant les malades à ne pas se faire soigner et donc en retardant la prise en charge et en augmentant les risques de dissémination des maladies. Ou comment le désengagement du public finit par lui coûter cher ! Une révision générale des politiques publiques de gauche devrait ainsi être capable d’ordonner clairement les priorités entre les missions où la dépense publique doit être sanctuarisée voire augmentée, même en période de crise, tout simplement parce qu’elle est plus rentable que la dépense privée et d’autre part les missions où cet avantage est moins décisif ou inexistant. Pour reprendre l’exemple de l’éducation, il devient absurde de ne pas allouer des moyens publics nettement plus importants à l’encadrement personnalisé des élèves, dans la mesure où de plus en plus de parents sont de toute façon prêts à dépenser des sommes importantes pour obtenir ce service du privé si le public n’y répond pas. Une solution passant par l’impôt et l’école publique serait certainement plus rationnelle et plus économique à l’échelle de la société que la solution commerciale qui se développe actuellement. Voilà qui donnerait d’ailleurs un sens nettement plus précis et ambitieux à la promesse de François Hollande de revenir sur les suppressions de postes dans l’Education nationale.
Ceux qui à gauche rejettent l’idée de rigueur budgétaire comme une politique nécessairement de droite sont en fait victimes d’une idée-reçue de droite. Les dépenses publiques seraient un pur coût. Il faudrait les défendre comme un luxe auquel on serait trop attaché pour y renoncer. Profitons de la crise pour nous rappeler cette réalité : le service public, ça sert à faire des économies.
Pierre Haroche