Les médecins, corps introuvable, par Emmanuel Martin et Matthieu Niango

L’accord qui a vu jour le 22 octobre dernier s'en remet aux commissions paritaires régionales pour obliger les médecins à pratiquer des honoraires qui ne doivent pas aller au-delà de 150% du tarif de consultation fixé par la Sécurité sociale. Par ailleurs, il est créé un contrat d'accès aux soins pour les médecins en secteur 2, dont les signataires s'engagent d'un côté à ne pas augmenter la part des actes avec dépassement pendant trois ans, et de l'autre à ne pas pratiquer de dépassements d'honoraires pour les patients bénéficiant de la CMU. Mais il s'agit là d'un accord limité reposant sur des mécanismes incitatifs dont on peut s'attendre à ce qu'ils soient sans effet : les commissions paritaires sont composées pour moitié de médecins, et les engagements du contrat d'accès aux soins sont strictement personnels et volontaires. Autant dire qu'ils n'engagent pas à grand-chose. Bref, ceux qui le souhaiteront pourront continuer à facturer 80 € le retrait d'un bouchon de cérumen à un retraité des mines de Saint-Avold.
Pourtant, interrogez un médecin au hasard à propos du résultat de ces négociations. Peut-être sortira-t-il vite de ses gonds et poussera les hauts cris. Dès lors tout y passera : un concours de première année totalement inhumain, 10 ans d'études dont l'homme du commun ne soupçonne pas le moins du monde la dureté, un internat dont plusieurs vies de privilèges ne suffiraient pas à dédommager les souffrances inouïes, une vocation sacrificielle qui impose de travailler 50 heures par semaine dans les pires conditions, sans un merci de la part de celui dont on vient de sauver la vie, une liberté d'installation bafouée par les oukases de la bureaucratie, des medias unanimement défavorables aux justes revendications d'une profession malmenée, sans compter les blocages institutionnels organisés par des parlementaires à la solde des mutuelles. Et pour quelle reconnaissance ? Au mieux, à peine plus de 10 000 euros mensuels (moyenne des revenus des médecins spécialistes libéraux). En un mot, la question initialement débattue est noyée dans le flot habituel des doléances.
S'énonce ici le discours de ce qui s'apparente à une corporation, dont les membres auraient tous le même intérêt commun. Selon cette logique, s'attaquer aux dépassements d'honoraires d'un PUPH richissime laisserait planer la menace d'une dégradation des conditions de travail déjà difficiles d'un interne de la même spécialité qui enchaîne les gardes payées 130 euros la nuit. La logique corporatiste, utilement déployée par les actuels représentants de la profession, permet donc de masquer la disparité objective des conditions sociales au sein du "corps médical". On comprend que ces représentants, eux-mêmes issus des rangs des médecins les mieux rémunérés et les plus conservateurs, aient tout intérêt à ne pas inviter les internes à la table des négociations, afin de mieux entretenir auprès d'eux l'illusoire communauté des revendications. Ainsi, ceux parmi les médecins qui connaissent le plus de difficultés prêtent leur concours à la pérennisation des privilèges d'un petit nombre de praticiens bien installés. La grève, arme ultime des mouvements sociaux, s'apparente ici à un instrument de lutte manié par les dominés (internes, en l'espèce) au profit des dominants (professeurs de médecine, médecins libéraux les plus fortunés). Peut-être ce singulier renversement de la lutte des classes est-il entretenu par l'espérance des nouveaux entrants d'intégrer un jour le gotha. La dureté des années d’internat constituerait pour certains un rite de passage légitimant les ahurissants privilèges dont bénéficient ensuite pour la vie certains médecins peu soucieux du serment d’Hippocrate.
Le grand tort du gouvernement est donc de n'avoir pas su faire fonds sur les disparités réelles du corps médical. Ainsi la ministre est-elle venue vers le "corps médical" avec un mandat flou, allant de l'encadrement des dépassements d'honoraires à la liberté d'installation, en passant par la question des déserts médicaux. On aurait pu s'en tenir aux sanctions à mettre en œuvre contre les dépassements abusifs, qui font scandale y compris chez les médecins eux-mêmes. Encore fallait-il ne pas verser dans l’illusion corporatiste et croire qu’il existe un Médecin dans le ciel des Idées. Pour réformer le système de soins français – comme du reste en matière de fiscalité sur le capital – il faut traiter les dossiers les uns après les autres, avec les interlocuteurs concernés et seulement avec eux, au lieu de tout vouloir réformer d’un coup avec pour résultat une volée de bois vert cinglante. C'est à cette condition qu'on pourra faire avancer des réformes de la santé, sans qu’à chaque tentative on se voit opposer que c'est Ambroise Paré qu'on assassine.
Emmanuel Martin et Matthieu Niango
La rigueur peut-elle être de gauche ?, par Pierre Haroche
Dans la campagne actuelle, la partition de la droite semble toute écrite : il faut assainir les finances et donc maintenir le cap d’une politique de rigueur ; la gauche dépensière ne ferait qu’aggraver la crise et affoler les marchés. D’un autre côté, le discours de la gauche de la gauche tend à confirmer objectivement cette dernière thèse : une vraie politique sociale ne peut que rejeter radicalement la rigueur par refus de s’inféoder aux marchés. Schématisé ainsi, le débat ne laisse aucune marge à la gauche de gouvernement. D’un côté avaler la pilule de l’austérité ; de l’autre s’en remettre à la planche à billets.
Mais au fait, faire des économies, est-ce fatalement de droite ? En un sens, c’est indéniable. En réduisant les dépenses, on tend à réduire le service public, à privatiser davantage la société et donc à aggraver les inégalités. Mais pour être cohérent, ce constat doit être poussé jusqu’au bout. Si l’Etat ne fait que transformer des dépenses publiques en dépenses privées, fait-on réellement des économies ? La santé démontre clairement le contraire. Alors que les Français consacrent 11% de leur PIB en dépenses de santé, les Américains, avec un système d’assurances essentiellement privées, y consacrent 16% de leur PIB. Pourtant, les Français disposent d’une couverture universelle de bonne qualité alors que 52 millions d’Américains se sont retrouvés sans assurance en 2010. Autrement dit, un euro de dépense publique peut être plus efficace qu’un euro de dépense privée. Et la vraie rigueur n’est pas forcément là où on l’attend. Il vaut parfois mieux augmenter les impôts pour maintenir le service public plutôt que se tourner vers des entreprises prestataires de services privés qui reviendraient plus cher. Prenons un autre exemple, l’éducation. Quand l’Etat réduit les moyens de l’école publique, il pousse aussi des familles à se tourner vers les établissements privés ou les officines de soutien scolaire. Le résultat de cette privatisation silencieuse risque d’être, comme pour la santé, un système plus cher et moins efficace car plus inégalitaire. A moyen terme, les coupes dans les dépenses de l’Etat ne sont donc pas forcément synonymes de gestion rigoureuse, bien au contraire.
En 2007, Sarkozy a lancé la "révision générale des politiques publiques" dont la mesure phare a été le non-remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux. Pourtant, l’objectif selon lequel chaque euro dépensé doit l’être de la façon la plus efficace possible ne doit pas être dédaigné. La rigueur peut être de gauche, à condition de ne pas être envisagée seulement au niveau de l’Etat, mais à l’échelle de la société toute entière, pour en finir avec les fausses économies qui finissent par alourdir les factures des Français. Les dépenses publiques doivent être évaluées non dans l’absolu, mais en comparaison avec les solutions privées qui rempliraient le vide du désengagement. Car plus un problème est soumis à l’interdépendance des citoyens entre eux et génère des externalités qu’ils ne peuvent maîtriser individuellement, plus il est crucial de lui apporter des solutions collectives, moins coûteuses grâce aux économies d’échelle et plus efficaces grâce à une couverture généralisée de la population. Par exemple, un rapport a montré que la réforme visant à faire payer les sans-papiers pour l’accès aux soins conduisait en réalité à augmenter les dépenses publiques, en incitant les malades à ne pas se faire soigner et donc en retardant la prise en charge et en augmentant les risques de dissémination des maladies. Ou comment le désengagement du public finit par lui coûter cher ! Une révision générale des politiques publiques de gauche devrait ainsi être capable d’ordonner clairement les priorités entre les missions où la dépense publique doit être sanctuarisée voire augmentée, même en période de crise, tout simplement parce qu’elle est plus rentable que la dépense privée et d’autre part les missions où cet avantage est moins décisif ou inexistant. Pour reprendre l’exemple de l’éducation, il devient absurde de ne pas allouer des moyens publics nettement plus importants à l’encadrement personnalisé des élèves, dans la mesure où de plus en plus de parents sont de toute façon prêts à dépenser des sommes importantes pour obtenir ce service du privé si le public n’y répond pas. Une solution passant par l’impôt et l’école publique serait certainement plus rationnelle et plus économique à l’échelle de la société que la solution commerciale qui se développe actuellement. Voilà qui donnerait d’ailleurs un sens nettement plus précis et ambitieux à la promesse de François Hollande de revenir sur les suppressions de postes dans l’Education nationale.
Ceux qui à gauche rejettent l’idée de rigueur budgétaire comme une politique nécessairement de droite sont en fait victimes d’une idée-reçue de droite. Les dépenses publiques seraient un pur coût. Il faudrait les défendre comme un luxe auquel on serait trop attaché pour y renoncer. Profitons de la crise pour nous rappeler cette réalité : le service public, ça sert à faire des économies.
Pierre Haroche
Petite chronique de la Poste ordinaire, par Sophie Duval
C’est sur la conception de la « modernisation » de nos élus que je voudrais aujourd’hui réagir, en racontant ma petite histoire.
Travaillant beaucoup, je n’ai souvent pas le temps de sortir aux horaires d’ouverture des magasins et je suis devenue petit à petit adepte de l’achat par Internet. C’est pratique, cela va vite, et je trouve exactement ce que je cherche. Je reçois mes colis dans ma boite aux lettres, ou au pire au bureau de poste deux rues derrière chez moi, qui est ouvert jusqu’à 20h. Cette évolution de la société, des modes de communication, la révolution Internet, je trouve tout cela formidable !
Oui mais, depuis quelques mois, tout est différent. J’ai eu le malheur de déménager. Oh, pas très loin, j’ai juste traversé la seine, et perdu deux arrondissements. J’ai continué mes achats habituels sans me poser de questions.
Le premier colis n’est jamais arrivé, renvoyé à l’expéditeur. Le deuxième non plus. Le troisième a été carrément perdu. Le quatrième également et c’était plus grave, il contenait ma livebox Internet et difficile de m’en passer.
Armée de mon plus beau sourire je suis donc allée demander de sérieuses explications au bureau de poste. Et voici l’explication : comme La Poste a privatisé la livraison de colis, ceux qui les livrent n’ont plus le pass pour entrer dans les immeubles parisiens (privilège des facteurs). Le livreur de colis n’a donc ni pu sonner chez moi, ni même me laisser le papier indiquant que le colis était arrivé. Il nous l’a envoyé… par la poste. Compte tenu des délais, il est arrivé plus d’une semaine plus tard dans ma boîte, je me suis précipitée à la poste… et le colis était déjà reparti car le délai de 15 jours était écoulé. Quand au coli perdu, il semble que depuis la réorganisation du centre de tri, devant permettre sa modernisation, cela arrive tout le temps.
Réaction du monsieur à La Poste : "Mais madame, il ne faut plus acheter sur Internet, il faut aller dans les magasins".
La voici donc, cette fameuse réforme de La Poste, devant permettre sa "modernisation". N’achetons plus sur Internet et privons-nous de ce bel outil.
Après tout, pour certains, la décroissance est l’avenir de la planète. Nos dirigeants seraient donc en train de faire de la France un pays terriblement moderne. Il ne me reste plus qu’à aller détacher mon cheval et mettre mon chapeau à plumes pour aller chez le tailleur.
En avant les amis, nous vivons dans une France moderne !
Sophie Duval
"Les entreprises comme lieux d'émancipation", nouvelle Contribution
Le débat public sur les politiques à mener vis-à-vis des entreprises a été concentré par la droite autour d’une idée simple: la gauche serait l’ennemi de “l’entreprise”. Face à cette rhétorique, les réactions ont paru pour le moins timides. Mal à l’aise sur la question, la gauche n’a pas su convaincre sur un thème qui implique pourtant l’essentiel du tissu économique du pays.
La raison réside dans l’apparente contradiction qui existe entre défense des intérêts des salariés et de ceux des entrepreneurs. Beaucoup ont associé la volonté d’encourager les entreprises à la tentation de renier les valeurs d’égalité et de solidarité. Or il n’y a aucune contradiction à promouvoir les intérêts des entreprises si les mesures adoptées sont destinées à en faire des lieux d’émancipation.
"Redistribution écologique" et "Services publics en zone rurale", nouvelles contributions
L'une, consacrée à la redistribution écologique, propose un mécanisme original permettant, par la modification de certains aspects de la fiscalité, d'inciter chacun à adopter un comportement écologiquement vertueux, tout en remplissant un objectif de redistribution sociale en fonction de ces comportements.
L'autre, consacrée à la question des services publics en zone rurale, énonce plusieurs propositions pour pérenniser et moderniser, de façon réaliste, la présence de l'Etat dans tout le pays, dans un double objectif de développement économique et de recherche d'une plus grande égalité des territoires.
Bonne lecture!
Francesco Avvisati, Mathias Chichportich, Henry J. Dicks, Manon Garcia, Pierre Haroche, Harold Huwart, Damien Ientile, Julien Jeanneney, Emmanuel Martin, Matthieu Niango, Jeanne-Marie Roux