"Pour une politique d'autonomie culturelle", nouvelle Contribution du Club Changer la gauche
08/10/10 11:28 rangé dans: Contributions
Le Club Changer la gauche a le plaisir de vous annoncer la parution de sa nouvelle Contribution, "Pour une politique d'autonomie culturelle".
Le Ministère de la Culture semble atteint d’un syndrome de citadelle assiégée. Syndrome que ne doivent pas dissimuler des chiffres encourageants : 5,5 millions de visiteurs à Versailles, l'exposition “ Picasso et les maîtres ” ouverte 24h sur 24, la Folle journée de Nantes qui affiche complet... Des chiffres dûs bien davantage à un dynamisme créatif qu'à une réelle volonté politique. La baisse des crédits, la réforme territoriale, la réorganisation du Ministère font en effet de la culture française une institution en perte de repères.
La gauche revenue au pouvoir devra enrayer cette crise latente en permettant un changement de cadre intellectuel, un retour de l’Etat dans la politique culturelle (lui seul permettant d’imposer une communion de vues sur tout le territoire) mais, surtout, le déplacement de l’attention du professionnel de la culture vers celui à qui elle s'adresse : le spectateur au sens large du terme.
Selon une conception largement répandue de la culture, celle-ci, trop coûteuse et parfois “ inutile ”, serait à mettre à part de tous les autres aspects de la vie publique. La culture serait un domaine qui trouve sa fin en lui-même. Elle constituerait une sorte de supplément d'âme que l'urgence des problèmes sociaux et économiques abandonnerait au dernier rang des préoccupations.
La culture ne peut cependant pas être tenue pour le vernis d’autres politiques jugées plus sérieuses. Son rôle n'est pas seulement d'assurer à la France un “ rayonnement international ” aux contours mal définis.
Il existe, en effet, un lien direct entre l’amélioration de la démocratisation de la culture et la progression de la démocratie elle-même. En rendant chacun apte à mieux se connaître lui-même et à mieux saisir le sens du monde dans lequel il vit, la culture vient remplir une exigence fondamentale du citoyen mais aussi de l’homme au travail.
Une véritable politique culturelle devra donc jouer un rôle décisif dans l'établissement de l’égalité réelle que la gauche placera au centre de son programme en 2012. Ce changement de cadre intellectuel amènera la gauche à s’approcher davantage du spectateur, celui qui reçoit la culture, et non plus uniquement à s’intéresser aux acteurs de la culture à travers le soutien à la création et à la diffusion artistique.
Nous proposons que soit élaborée une “ politique d'autonomie culturelle ” qui s’inscrive dans le mouvement historique de démocratisation de la culture. Celle-ci consiste à rendre chaque citoyen autonome dans sa relation à la culture et donc à permettre à un public plus large d’avoir accès à des œuvres par ailleurs largement subventionnées.
Partons d’un constat simple : une barrière psychologique divise la société française face à la culture sans que les politiques culturelles menées successivement n’aient réussi à la réduire. Pour généraliser l'accès à la culture et faire tomber, on l’espère, définitivement, l’inégalité dans l’accès aux lieux de diffusion, il ne suffit pas pour l’Etat ou les collectivités de favoriser la création et de faire baisser les prix de l'accès à ces productions. Ces mesures doivent être complétées d’un effort réel pour que se créent, chez le citoyen lui-même, de nouvelles habitudes qui en fassent un promeneur régulier dans le champ de la culture.
Le système élaboré par André Malraux et développé par les ministres successifs jusqu’à Jack Lang a permis de renforcer la production culturelle à travers différents leviers : des commandes étatiques, un système de soutien financier plus organisé (co-financements, mécénat et contributions européennes), mieux outillé (subventions, systèmes d'avances sur recettes, TVA réduite etc.), et un système d'émulation fait de diverses récompenses (prix, concours).
Dans les années 1980-1990, cette politique de soutien s'est diversifiée à de nouveaux secteurs. Les Présidents François Mitterrand et Jacques Chirac, ainsi que les collectivités locales, ont mis en valeur des secteurs considérés jusqu'alors comme mineurs, depuis les arts de la rue jusqu'aux “ arts premiers ”.
Ces dernières années, la barrière des prix a été entamée par les réductions du coût des billets d’entrée et l’instauration de la gratuité pour l'accès à certaines collections permanentes, comme dans les musées de la Ville de Paris par exemple dès 2001. Ces mesures sont pourtant loin de faire l’unanimité et leur bilan est aujourd’hui mitigé. Par exemple, la polémique a été relancée récemment par le maire de Caen lors de son annonce, le 8 juin 2010, de revenir sur la gratuité généralisée des collections permanentes des deux musées de la ville au motif “ qu’il n'y a pas eu d'augmentation significative et pérenne du public pour les collections permanentes ” et que cette politique “ favorisait surtout la fréquentation des touristes, mais n'a pas permis d'élargir sociologiquement le public des visiteurs caennais ” (cf. localtis.info, 10 juin 2010).
Ce type de mesures risque donc de ne pas suffire à élargir les publics mais de constituer un effet d’aubaine pour les habitués des lieux culturels qui, pour la plupart, seraient tout à fait à même d’en payer l’accès.
Dès lors, d’autres types d’initiatives se sont multipliées. Inutile de démontrer le succès de la fête de la musique lancée par Jack Lang en 1992, ou encore celui de la “ Nuit Blanche ”, créée par Bertrand Delanoë en 2002. Des initiatives également plus ponctuelles, comme l’événement “ Bombaysers de Lille ”, organisé à Lille en 2006, ont réussi leur pari d’amener un public plus large à la culture. Enfin, l’implantation de nouveaux espaces de création et de diffusion dans des quartiers qui n'en avaient pas l'habitude doit permettre à de nouveaux publics d’investir des lieux culturels. Ce fut le cas à Paris avec le CENTQUATRE, anciennes pompes funèbres du quartier Stalingrad mis à la disposition d’artistes, avec la Maison des Métallos dans le quartier de Belleville, ou encore à Lille, avec les “ Maisons-Folie ”, anciennes usines transformées en lieux de création et d'exposition.
Cette politique de démocratisation de l’accès à la culture par l’émergence de nouveaux publics, si elle doit être maintenue et encouragée, rencontre cependant trois limites.
Elle vise à créer un public qui, sitôt l’événement terminé, ne prendra pas davantage qu’avant l’initiative en matière de culture, quand il s’agirait, précisément, de créer des habitudes en la matière.
En outre, elle soutient l’idée selon laquelle l’art n’aurait pas besoin d’un lieu spécifique pour déployer toutes ses potentialités. Le développement des arts de la rue illustre ce paradoxe. Il fait partie de ce mouvement visant non pas à faire venir les spectateurs dans les lieux culturels mais à amener la culture aux citoyens. De même, des formes de culture plus classiques vont à la rencontre des citoyens comme par exemple dans le cadre de l'opération nationale des "Orchestres en Fête", où la musique classique s'est invitée dans un endroit inattendu, Ikéa, sous l’impulsion du jeune directeur de l’orchestre national de Bordeaux. Mais la culture suppose des temples, des lieux à l'entrée desquels on dépose les armes du quotidien. Elle exige une forme de sérénité que de telles démarches ne lui assurent pas. Ou, tout simplement, pour ce qui est du concert Ikéa, elle exigerait plutôt une accoustique adaptée... La politique actuelle, qui fait descendre le Parnasse dans la rue, ne permet donc pas toujours cette prise de distance avec les préoccupations quotidiennes, dans un lieu constitué à cet effet.
Enfin, cette politique ne favorise pas toujours l’émergence ou la reconnaissance d’une culture locale, car elle passe le plus souvent par la sollicitation d'artistes reconnus. De même, elle réussit rarement à amener les populations des quartiers défavorisés dans les lieux pourtant établis à deux pas de chez eux. A Paris, l’exemple du CENTQUATRE montre que, malgré une volonté politique active, les populations de quartiers défavorisés se déplacent difficilement, ce qui oblige en permanence à imaginer des événements pouvant les intéresser ou à diversifier l’offre pour les attirer dans ces lieux (ateliers, librairie, halte-garderie), la diffusion culturelle devenant une activité parmi d’autres.
La politique d’autonomie culturelle entend dépasser ces limites en plaçant radicalement le spectateur au centre du système. Il s’agit d’élaborer une nouveau cadre de pensée pour que chacun puisse, sur la durée, cheminer dans l’univers de la culture avec le plus d’aisance possible.
On peut ainsi imaginer, et ce ne sont que des exemples, deux séries de mesures qui pourraient concrétiser cet effort.
Au lieu de faire du rapport à la culture un cadeau offert au citoyen en passant, comme par accident, il s’agit de créer des habitudes en matière culturelle. La politique de partenariats entre les lieux de création culturelle (théâtres, musées, salles de concert) et les pôles de formation aux métiers de la culture (écoles, collèges et lycées, mais également universités ou même des structures de formation continue) pourrait, en ce sens, être largement développée, et placée dans une perspective radicale de création d'habitudes culturelles.
Par exemple, pour ce qui est de l’école, lieu privilégié où s’élaborent des compétences culturelles, l’initiative s'y heurte, dans les faits, à une triple difficulté : une sortie culturelle est lourde à organiser pour un professeur, qui doit notamment chercher des accompagnateurs et donner de son propre temps dans le cas où une telle sortie se ferait en dehors des cours. En outre, sitôt réalisée la sortie au théâtre ou au musée, les élèves qui ne trouvent pas chez eux le relais nécessaire ne reviennent pas d’eux-mêmes dans des lieux où ils avaient pourtant souvent pris du plaisir. Enfin, ces actions sont souvent liées à des initiatives individuelles : une fois les personnes parties, les établissements peinent à pérenniser les partenariats avec les établissements culturels.
Il s’agirait donc de systématiser des partenariats entre les classes du primaire et du secondaire, et, prioritairement, des filières universitaires à contenu culturel (histoire de l’art, musicologie, architecture) visant à faire appel à des étudiants qui, pendant tout ou partie de l’année, travailleraient sur un projet avec les élèves et le professeur. Par une telle imprégnation, renouvelée d’année en année, systématisée et placée dans les programmes scolaires, les élèves acquerraient peu à peu des habitudes de spectateur.
La démocratisation culturelle consiste aussi à faire émerger des temples de la culture en différents endroits du territoire et non plus simplement dans les lieux consacrés par la tradition. Pour cela, et pour décloisonner le lien entre culture et classes favorisées, il faut agir à la fois sur la demande et sur l'offre culturelles.
Le mouvement de décentralisation de la politique culturelle nécessite une vigilance particulière pour donner un nouveau dynamisme à la démocratisation de la culture sans que se créent de nouvelles barrières à l'échelle locale (centre-ville/ banlieue, capitale départementale/ communes environnantes etc.). Pour dépasser cette limite, une solution consiste à développer des mesures de soutien à des artistes encore peu reconnus.
Pourquoi ne pas concevoir, par exemple, la mise en place de quotas d’artistes locaux dans les événements –festivals ou autres– d’envergure suffisante ? Lorsqu’il s’est agi d’obliger toutes les ondes à diffuser un taux minimal de musique française, cette “ politique de quotas ” a été raillée. Aujourd’hui, on le sait bien, la diversité des œuvres diffusées à la radio doit à la loi une fière chandelle. Une telle approche, en matière de politique d’autonomie culturelle, aurait le mérite d'inciter, sinon d'obliger, les collectivités publiques organisatrices à ne pas se contenter d'apporter “ l'art au peuple ”.
Une politique de quotas présente néanmoins des risques. La notoriété des artistes reste le premier facteur d’attraction du public, et, trop sévère, ladite politique pourrait être désincitative. Pour contourner ces risques, une modulation en fonction de la taille de l’événement et des ressources culturelles localement disponibles, pourrait donc être envisagée. Il ne s'agit pas d'imposer à des collectivités, qui veulent précisément faire émerger un intérêt nouveau pour la culture, un quota d'artistes locaux pour l'heure inexistants. Mais la diversité des autorités de soutien à la création est dynamisante. Une politique territorialisée d’incitation au renouvellement culturel peut dès lors se concrétiser à l'initiative tant des collectivités locales, premier acteur sur le territoire, que de l’Etat, qui dispose de relais culturels puissants.
Certes, tous les événements ne se prêtent pas à devenir des tremplins pour des acteurs culturels locaux. Mais l’on peut aujourd’hui faire plus que l’on ne croit. Les événements ayant le mieux favorisé l’émergence d’artistes locaux peuvent être valorisés, par exemple par une subvention préférentielle qui serait renouvelée à condition que les mêmes artistes ne soient pas alignés d’une année à l’autre pour un même événement, afin d'éviter l'apparition ou le renforcement de clientélismes locaux.
Il ne s'agit là que d'exemples, qui ne doivent pas faire oublier l'essentiel : une politique culturelle innovante se doit d'être tournée vers tous les spectateurs pour accroître et affermir leurs rangs. C'est en partant des spectateurs, et seulement en partant d'eux, que la gauche gagnera ici le combat des idées.
Le Ministère de la Culture semble atteint d’un syndrome de citadelle assiégée. Syndrome que ne doivent pas dissimuler des chiffres encourageants : 5,5 millions de visiteurs à Versailles, l'exposition “ Picasso et les maîtres ” ouverte 24h sur 24, la Folle journée de Nantes qui affiche complet... Des chiffres dûs bien davantage à un dynamisme créatif qu'à une réelle volonté politique. La baisse des crédits, la réforme territoriale, la réorganisation du Ministère font en effet de la culture française une institution en perte de repères.
La gauche revenue au pouvoir devra enrayer cette crise latente en permettant un changement de cadre intellectuel, un retour de l’Etat dans la politique culturelle (lui seul permettant d’imposer une communion de vues sur tout le territoire) mais, surtout, le déplacement de l’attention du professionnel de la culture vers celui à qui elle s'adresse : le spectateur au sens large du terme.
I. Culture et égalité réelle
Selon une conception largement répandue de la culture, celle-ci, trop coûteuse et parfois “ inutile ”, serait à mettre à part de tous les autres aspects de la vie publique. La culture serait un domaine qui trouve sa fin en lui-même. Elle constituerait une sorte de supplément d'âme que l'urgence des problèmes sociaux et économiques abandonnerait au dernier rang des préoccupations.
La culture ne peut cependant pas être tenue pour le vernis d’autres politiques jugées plus sérieuses. Son rôle n'est pas seulement d'assurer à la France un “ rayonnement international ” aux contours mal définis.
Il existe, en effet, un lien direct entre l’amélioration de la démocratisation de la culture et la progression de la démocratie elle-même. En rendant chacun apte à mieux se connaître lui-même et à mieux saisir le sens du monde dans lequel il vit, la culture vient remplir une exigence fondamentale du citoyen mais aussi de l’homme au travail.
Une véritable politique culturelle devra donc jouer un rôle décisif dans l'établissement de l’égalité réelle que la gauche placera au centre de son programme en 2012. Ce changement de cadre intellectuel amènera la gauche à s’approcher davantage du spectateur, celui qui reçoit la culture, et non plus uniquement à s’intéresser aux acteurs de la culture à travers le soutien à la création et à la diffusion artistique.
Nous proposons que soit élaborée une “ politique d'autonomie culturelle ” qui s’inscrive dans le mouvement historique de démocratisation de la culture. Celle-ci consiste à rendre chaque citoyen autonome dans sa relation à la culture et donc à permettre à un public plus large d’avoir accès à des œuvres par ailleurs largement subventionnées.
Partons d’un constat simple : une barrière psychologique divise la société française face à la culture sans que les politiques culturelles menées successivement n’aient réussi à la réduire. Pour généraliser l'accès à la culture et faire tomber, on l’espère, définitivement, l’inégalité dans l’accès aux lieux de diffusion, il ne suffit pas pour l’Etat ou les collectivités de favoriser la création et de faire baisser les prix de l'accès à ces productions. Ces mesures doivent être complétées d’un effort réel pour que se créent, chez le citoyen lui-même, de nouvelles habitudes qui en fassent un promeneur régulier dans le champ de la culture.
A- Une nouvelle étape dans la démocratisation de la culture
Le système élaboré par André Malraux et développé par les ministres successifs jusqu’à Jack Lang a permis de renforcer la production culturelle à travers différents leviers : des commandes étatiques, un système de soutien financier plus organisé (co-financements, mécénat et contributions européennes), mieux outillé (subventions, systèmes d'avances sur recettes, TVA réduite etc.), et un système d'émulation fait de diverses récompenses (prix, concours).
Dans les années 1980-1990, cette politique de soutien s'est diversifiée à de nouveaux secteurs. Les Présidents François Mitterrand et Jacques Chirac, ainsi que les collectivités locales, ont mis en valeur des secteurs considérés jusqu'alors comme mineurs, depuis les arts de la rue jusqu'aux “ arts premiers ”.
Ces dernières années, la barrière des prix a été entamée par les réductions du coût des billets d’entrée et l’instauration de la gratuité pour l'accès à certaines collections permanentes, comme dans les musées de la Ville de Paris par exemple dès 2001. Ces mesures sont pourtant loin de faire l’unanimité et leur bilan est aujourd’hui mitigé. Par exemple, la polémique a été relancée récemment par le maire de Caen lors de son annonce, le 8 juin 2010, de revenir sur la gratuité généralisée des collections permanentes des deux musées de la ville au motif “ qu’il n'y a pas eu d'augmentation significative et pérenne du public pour les collections permanentes ” et que cette politique “ favorisait surtout la fréquentation des touristes, mais n'a pas permis d'élargir sociologiquement le public des visiteurs caennais ” (cf. localtis.info, 10 juin 2010).
Ce type de mesures risque donc de ne pas suffire à élargir les publics mais de constituer un effet d’aubaine pour les habitués des lieux culturels qui, pour la plupart, seraient tout à fait à même d’en payer l’accès.
Dès lors, d’autres types d’initiatives se sont multipliées. Inutile de démontrer le succès de la fête de la musique lancée par Jack Lang en 1992, ou encore celui de la “ Nuit Blanche ”, créée par Bertrand Delanoë en 2002. Des initiatives également plus ponctuelles, comme l’événement “ Bombaysers de Lille ”, organisé à Lille en 2006, ont réussi leur pari d’amener un public plus large à la culture. Enfin, l’implantation de nouveaux espaces de création et de diffusion dans des quartiers qui n'en avaient pas l'habitude doit permettre à de nouveaux publics d’investir des lieux culturels. Ce fut le cas à Paris avec le CENTQUATRE, anciennes pompes funèbres du quartier Stalingrad mis à la disposition d’artistes, avec la Maison des Métallos dans le quartier de Belleville, ou encore à Lille, avec les “ Maisons-Folie ”, anciennes usines transformées en lieux de création et d'exposition.
B- Les défis de la politique d'autonomie culturelle
Cette politique de démocratisation de l’accès à la culture par l’émergence de nouveaux publics, si elle doit être maintenue et encouragée, rencontre cependant trois limites.
Elle vise à créer un public qui, sitôt l’événement terminé, ne prendra pas davantage qu’avant l’initiative en matière de culture, quand il s’agirait, précisément, de créer des habitudes en la matière.
En outre, elle soutient l’idée selon laquelle l’art n’aurait pas besoin d’un lieu spécifique pour déployer toutes ses potentialités. Le développement des arts de la rue illustre ce paradoxe. Il fait partie de ce mouvement visant non pas à faire venir les spectateurs dans les lieux culturels mais à amener la culture aux citoyens. De même, des formes de culture plus classiques vont à la rencontre des citoyens comme par exemple dans le cadre de l'opération nationale des "Orchestres en Fête", où la musique classique s'est invitée dans un endroit inattendu, Ikéa, sous l’impulsion du jeune directeur de l’orchestre national de Bordeaux. Mais la culture suppose des temples, des lieux à l'entrée desquels on dépose les armes du quotidien. Elle exige une forme de sérénité que de telles démarches ne lui assurent pas. Ou, tout simplement, pour ce qui est du concert Ikéa, elle exigerait plutôt une accoustique adaptée... La politique actuelle, qui fait descendre le Parnasse dans la rue, ne permet donc pas toujours cette prise de distance avec les préoccupations quotidiennes, dans un lieu constitué à cet effet.
Enfin, cette politique ne favorise pas toujours l’émergence ou la reconnaissance d’une culture locale, car elle passe le plus souvent par la sollicitation d'artistes reconnus. De même, elle réussit rarement à amener les populations des quartiers défavorisés dans les lieux pourtant établis à deux pas de chez eux. A Paris, l’exemple du CENTQUATRE montre que, malgré une volonté politique active, les populations de quartiers défavorisés se déplacent difficilement, ce qui oblige en permanence à imaginer des événements pouvant les intéresser ou à diversifier l’offre pour les attirer dans ces lieux (ateliers, librairie, halte-garderie), la diffusion culturelle devenant une activité parmi d’autres.
La politique d’autonomie culturelle entend dépasser ces limites en plaçant radicalement le spectateur au centre du système. Il s’agit d’élaborer une nouveau cadre de pensée pour que chacun puisse, sur la durée, cheminer dans l’univers de la culture avec le plus d’aisance possible.
On peut ainsi imaginer, et ce ne sont que des exemples, deux séries de mesures qui pourraient concrétiser cet effort.
II. Une politique d'acquisition de compétences culturelles
Au lieu de faire du rapport à la culture un cadeau offert au citoyen en passant, comme par accident, il s’agit de créer des habitudes en matière culturelle. La politique de partenariats entre les lieux de création culturelle (théâtres, musées, salles de concert) et les pôles de formation aux métiers de la culture (écoles, collèges et lycées, mais également universités ou même des structures de formation continue) pourrait, en ce sens, être largement développée, et placée dans une perspective radicale de création d'habitudes culturelles.
Par exemple, pour ce qui est de l’école, lieu privilégié où s’élaborent des compétences culturelles, l’initiative s'y heurte, dans les faits, à une triple difficulté : une sortie culturelle est lourde à organiser pour un professeur, qui doit notamment chercher des accompagnateurs et donner de son propre temps dans le cas où une telle sortie se ferait en dehors des cours. En outre, sitôt réalisée la sortie au théâtre ou au musée, les élèves qui ne trouvent pas chez eux le relais nécessaire ne reviennent pas d’eux-mêmes dans des lieux où ils avaient pourtant souvent pris du plaisir. Enfin, ces actions sont souvent liées à des initiatives individuelles : une fois les personnes parties, les établissements peinent à pérenniser les partenariats avec les établissements culturels.
Il s’agirait donc de systématiser des partenariats entre les classes du primaire et du secondaire, et, prioritairement, des filières universitaires à contenu culturel (histoire de l’art, musicologie, architecture) visant à faire appel à des étudiants qui, pendant tout ou partie de l’année, travailleraient sur un projet avec les élèves et le professeur. Par une telle imprégnation, renouvelée d’année en année, systématisée et placée dans les programmes scolaires, les élèves acquerraient peu à peu des habitudes de spectateur.
III. Pousser la décentralisation culturelle hors de ses limites
La démocratisation culturelle consiste aussi à faire émerger des temples de la culture en différents endroits du territoire et non plus simplement dans les lieux consacrés par la tradition. Pour cela, et pour décloisonner le lien entre culture et classes favorisées, il faut agir à la fois sur la demande et sur l'offre culturelles.
Le mouvement de décentralisation de la politique culturelle nécessite une vigilance particulière pour donner un nouveau dynamisme à la démocratisation de la culture sans que se créent de nouvelles barrières à l'échelle locale (centre-ville/ banlieue, capitale départementale/ communes environnantes etc.). Pour dépasser cette limite, une solution consiste à développer des mesures de soutien à des artistes encore peu reconnus.
Pourquoi ne pas concevoir, par exemple, la mise en place de quotas d’artistes locaux dans les événements –festivals ou autres– d’envergure suffisante ? Lorsqu’il s’est agi d’obliger toutes les ondes à diffuser un taux minimal de musique française, cette “ politique de quotas ” a été raillée. Aujourd’hui, on le sait bien, la diversité des œuvres diffusées à la radio doit à la loi une fière chandelle. Une telle approche, en matière de politique d’autonomie culturelle, aurait le mérite d'inciter, sinon d'obliger, les collectivités publiques organisatrices à ne pas se contenter d'apporter “ l'art au peuple ”.
Une politique de quotas présente néanmoins des risques. La notoriété des artistes reste le premier facteur d’attraction du public, et, trop sévère, ladite politique pourrait être désincitative. Pour contourner ces risques, une modulation en fonction de la taille de l’événement et des ressources culturelles localement disponibles, pourrait donc être envisagée. Il ne s'agit pas d'imposer à des collectivités, qui veulent précisément faire émerger un intérêt nouveau pour la culture, un quota d'artistes locaux pour l'heure inexistants. Mais la diversité des autorités de soutien à la création est dynamisante. Une politique territorialisée d’incitation au renouvellement culturel peut dès lors se concrétiser à l'initiative tant des collectivités locales, premier acteur sur le territoire, que de l’Etat, qui dispose de relais culturels puissants.
Certes, tous les événements ne se prêtent pas à devenir des tremplins pour des acteurs culturels locaux. Mais l’on peut aujourd’hui faire plus que l’on ne croit. Les événements ayant le mieux favorisé l’émergence d’artistes locaux peuvent être valorisés, par exemple par une subvention préférentielle qui serait renouvelée à condition que les mêmes artistes ne soient pas alignés d’une année à l’autre pour un même événement, afin d'éviter l'apparition ou le renforcement de clientélismes locaux.
Il ne s'agit là que d'exemples, qui ne doivent pas faire oublier l'essentiel : une politique culturelle innovante se doit d'être tournée vers tous les spectateurs pour accroître et affermir leurs rangs. C'est en partant des spectateurs, et seulement en partant d'eux, que la gauche gagnera ici le combat des idées.
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