Zuma, Strauss-Kahn et les grands hommes, par Matthieu Niango
Au moment des accusations, les deux hommes étaient tenus pour les favoris des élections présidentielles, du fait de leur expérience (ils ont sensiblement le même âge et leur engagement politique ne date pas d’hier), mais aussi parce qu’ils semblaient s’être tenus à l’écart des errements les plus récents de leur camp respectif. En 2007, en portant plainte contre Zuma, c’est à un vice-président qui jouait la carte de la rupture qu’une jeune femme surnommée Kwezi s’attaquait. Zuma se présentait comme le représentant du peuple aux mains liées par les politiques libérales de Thabo Mbeki, alors président de la République. Mais tout le monde savait que son heure viendrait. Depuis sa fonction de directeur du FMI, Strauss-Khan pouvait aussi passer pour l’homme providentiel, qui sortirait de l’ombre au bon moment pour remettre de l’ordre dans les rangs d’un PS dérouté par la brutalité de Nicolas Sarkozy.
Le surgissement des thématiques sordides que le viol emporte avec lui vinrent ainsi troubler ces tableaux radieux. L’écho du procès Zuma se limita pour l’essentiel à son pays (qui n’en perdit pas un détail) tandis que la stature internationale de Dominique Strauss-Kahn valut à son affaire de mœurs une audience sans autre précédent que celle de Clinton. Dans les deux cas, on put observer le décalage entre la temporalité des choses et celle des médias qui en parlent. Une nouvelle "décisive" était réfutée par une autre qu’on pouvait lire le lendemain matin, rapportée avec les mêmes accents de certitude définitive. Incapable de synthèses partielles et de prudence, la presse française s’est ainsi particulièrement illustrée dans cette technique de la nouvelle haletante, que scandait le rythme des jours, insouciant d’un procès qui n’est jamais que de longue haleine.
Puisqu’il fallait, pour l’affaire Zuma comme pour l’affaire Strauss-Khan, que les colonnes s’emplissent, on a aussi déployé comme jamais l’art de parler pour ne rien dire. Partout chacun semblait avoir choisi son camp avant même que de savoir quoique ce soit. Les Noirs et les amoureux inconditionnels du peuple avaient choisi Zuma dès le premier jour. Les élites politiques, intellectuelles et économiques de gauche (et même parfois de droite) avaient pris parti pour Strauss-Khan au moment même d’apprendre qu’il était arrêté. Le jour même de l’affaire, on put ainsi entendre l’écrivain Pascal Bruckner expliquer doctement aux imbéciles que nous sommes que l’Amérique puritaine trouvait simplement dans l’affaire Strauss-Khan le moyen d’étancher sa passion pour le voyeurisme, et qu’il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat.
Ces prises de position hâtives montrent que les cartes politiques sont brouillées. L’avenir de Dominique Strauss-Kahn fut desservi bien malgré lui par ce soutien massif des élites de tout bord, qui n’avaient guère hésité entre la prudence et un soutien que leur dictait leur conscience de classe. Un soutien confirmé ces jours-ci par la joie et les félicitations qui ont fait suite à l’annonce de l’abandon des poursuites pénales.
A quelques mois du moment le plus important de leur carrière, les risques pris par les deux hommes demeurent pourtant inexplicables si l’on s’en tient à une analyse classique de la rationalité. Pourquoi Zuma a-t-il eu un rapport sexuel avec une femme qui le tenait pour son oncle et dont il connaissait l’instabilité psychique ? Pourquoi le candidat Strauss-Kahn a-t-il eu une "relation précipitée" (selon l’expression consacrée par les sexologues) avec une femme qu’il connaissait depuis 10 minutes ? Dans les deux cas, la personnalité des plaignantes et leur comportement juste après les faits ne rendit pas impossible l’idée d’un complot fomenté par l’adversaire, ce qu’auraient dû prévoir de toute façon les deux hommes. Il n’en fut rien. Forces inconscientes qui s’emparent quelque fois de nous et nous font agir à notre détriment. Ces forces, la puissance médiatique contemporaine, malgré tous ses défauts, les place sous les feux de notre réflexion. Qu’il s’agisse de Zuma, de Strauss-Khan, ou de qui que ce soit d’autre, il faut admettre que le Moi n’est pas maître chez lui. On finira peut-être par penser qu’un homme seul n’est pas plus apte à prendre des décisions rationnelles que plusieurs, et que l’idée qui justifie la centralisation politique (on s’entend mieux si l’on est moins nombreux que si l’on est plusieurs) fait trop vite litière des contradictions dont chacun est porteur. Des contradictions que le dialogue avec autrui peut précisément faire éclater au grand jour. On finira peut-être par remiser le mythe du grand homme solitaire, "maître de lui comme de l’univers", au placard des croyances aussi rassurantes que funestes.
C’est probablement cette foi dans l’existence des grands hommes qui fait la différence entre le destin de Strauss-Kahn en France et celui de Zuma en Afrique du Sud. Auréolé par la lutte contre le régime raciste de l’apartheid, soutenu par le peuple dont il se dit le défenseur, le futur président sud-africain était sorti grandi d’un épisode qu’il avait su habilement placer dans la continuité de son combat de l’ombre pour l’égalité entre Blancs et Noirs. Nous sommes quant à nous loin des circonstances qui font les héros politiques. Les grandes qualités d’économiste de l’ancien ministre ne justifiaient pas aux yeux des Français qu’on vole à son secours à tout prix. Strauss-Kahn au sol, le peuple de gauche est passé à autre chose, quoiqu’il en fût de sa culpabilité. En terme de voix, et comme le montrent tous les sondages, le parti socialiste n’a pas grandement souffert du désaveu de son champion le plus brillant. En France, le temps de l’illusion du grand homme semble ainsi devoir s’éloigner inexorablement. Chacun sait désormais qu’il est interchangeable. Il faut s’en réjouir : cela augure d’une prise en main du peuple par lui-même. Et seuls les amoureux du sang et de la mort peuvent vouloir ces guerres et ces crises qui requièrent des personnalités exceptionnelles ou les font naître. Il est à souhaiter que l’intendance institutionnelle suive ici l’évolution des mœurs politiques. Il serait beau que l’élection présidentielle cesse d’être ce rite superstitieux où tout un pays semble jouer son destin sur un coup de dé. Quant à Dominique Strauss-Kahn, il a des raisons aujourd’hui de regretter de ne pas être sud-africain.
Matthieu Niango